vendredi 16 janvier 2009

jeudi 15 janvier 2009

Carnet de route 9

La route me manquait. J'avais hâte de reprendre le volant et de m'enfuir d'ici. Peut-être parce qu'à l'arrivée, il y avait toi. Toi et les champs de poudreuse folichonne dans les vents glaciaux venus de l'ouest. Les bourrasques malmenaient ma Trixoune qui peinait à rester droite à cause des lames de neige amassées au milieu du chemin. De grandes langues blanches qui s'enroulaient autour des douze roues pour se déposer en dunes granuleuses sur la double ligne jaune. Je me sentais en apesanteur lorsque je roulais à travers elles, et l'adrénaline de la peur me faisait hausser la voix. Je chantais pour conjurer le vent. Je quittais parfois la route des yeux pour regarder les vagues immenses se fracasser sur les éclats fendus des rives. Les morceaux d'icebergs charriés par la marée avaient l'air sombre sous les coups de dents de l'écume. Ils étaient si beaux, ces rouleaux furieux qui remontaient en gerbes sur mon passage. J'avais les jointures blanches sur le volant, et l'impression de dériver vers toi.

À Matane, quand mes clients m'ont vue arriver, ils se sont tous écriés: Miléna! Tu as réussi à passer!

J'aime bien qu'ils disent "passer", au lieu de venir, se rendre, ou arriver. J'ai souri. Oui, je suis passée.
Tu as du courage.
Non.
De la volonté. Et un amour déraisonné pour le Fleuve et cette route qui l'épouse.

J'ai voulu m'arrêter vingt fois pour prendre des photos, mais le froid intense et les congères dangereuses ont freiné mon envie. J'aurais voulu te montrer les blocs translucides alignés à égale distance les uns des autres sur la berge juste après Sainte-Flavie, le rocher à la croix dans mon anse préférée, la grange décatie dont les portes étaient sorties de leurs gonds sous l'assaut du vent, les nuées de tempête au retour vers Rimouski, qui engloutissaient l'horizon, le jour et la ville entière. J'aurais voulu pour toi les bois de grève, les cabanes de pêche posées sur les glaces épaisses, les dégradés de blancs, de gris, de bleus, la route disparue, la fumée vivante des maisons dans la grande courbe et les éoliennes épivardées dans les rafales.

samedi 10 janvier 2009

Au Cap 17: l'an nouveau









Construire ensemble des maisons de bois, de neige ou de couvertures, ériger des forts ou des trônes de neige collante gardés par des bonshommes à qui on dessine d'immenses yeux verts avec du colorant à gâteau. Glisser sur la grève en cherchant les glaces transparentes pour s'en faire des fenêtres par lesquelles on s'évade encore plus loin que la ligne d'horizon. Marcher dans un champ d'oeufs d'où éclosent les algues gelées comme des centaines d'oisillons noirs. Grimper dans les sentiers de la Montagne-aux-Coyotes en raquettes en enfonçant quand même jusqu'aux genoux dans la poudreuse pailletée, s'arrêter pour souffler des confidences et faire des ronds de fumée, une mèche gelée sur le front, la sueur glissant le long du dos jusqu'à la fossette des fesses.

Prendre un moment ou deux, seule sur la véranda, à regarder les geais se disputer la pitance pendant que les mésanges cabriolent dans les pins et que l'écureuil sans queue attend son tour, les bajoues encore pleines. Marcher le long de la voie ferrée jusqu'à l'ancien phare et écouter la glace gémir dans son exode forcé, pour découvrir un peu plus loin cette vieille cabane perdue dans les bois, maisonnette penchée sans porte ni fenêtres où j'ai déjà envie de t'amener. Son poêle cassé, la longue table rouge à tréteaux, la mezzanine vide et les tablettes bancales où rouillent de vieux chaudrons. La terrasse avec vue sur un des coudes du fleuve, qui nous donne l'illusion d'être juchés au-dessus d'un océan d'icebergs cassés.

Grand-papa D* buvant son gin devant la porte ouverte de la truie, le cigarillo fiché dans les fentes du poêle, les yeux mouillés par la boucane (ou par les sourires de ses petits enfants?), la tourtière au lièvre chassé par la Pomponne fière comme le paon, les grosses parts fumantes attaquées par les fourchettes voraces. Les scones à la confiture au bleuet de la Rousse qui laissent des moustaches de crème fouettée. La soupe qui mijote tout l'après-midi et dans laquelle on pigrasse "juste pour goûter", le chocolat chaud de 4h, les histoires du Cap qui s'éternisent dans la nuit, souvenirs de pêches miraculeuses aux capelans roulant sur la grève à l'époque où grand-père maraudait en culottes. Le vin qui coule mieux encore que la rivière, les bouchons qui sautent, le brasier dans la clairière au passage de l'année nouvelle et tous les voeux qu'on lance parmi les étincelles, pour qu'ils volent et rejoignent ainsi les fantômes qu'on délaisse pour se tourner vers demain.

vendredi 2 janvier 2009

30 décembre 1988 (ou la parole à mon frère)

Je recule quelques jours en arrière, parce que le 30 décembre est une date importante. C'était le 20e anniversaire de la mort de mon père. J'ai pensé à lui toute la journée en parcourant les champs et les bois du Cap en raquettes. Il faisait -3, la neige tombait doucement et la lumière me faisait penser à nos samedis d'enfance, quand on partait à la recherche du Village des Schtroumpfs dans la forêt près du chalet de grand-maman. La mémoire de lui ne faillira jamais. Il y a de ces deuils qu'on porte comme une grande veste confortable dont on ne veut pas vraiment se départir. Des images comme des souches, des gestes comme des racines, et des odeurs qui ressortent du néant pour aspirer nos minutes quelque part dans l'enfance, avant la brisure de terrain qui transforme ce qu'on aurait pu être en ce qu'on est devenu.

Disséminés dans nos campagnes respectives, mes soeurs, mon frère et moi avons quand même fait une chaîne téléphonique pour nous sentir unis devant l'ampleur du souvenir. Quand je leur ai dit que j'avais trouvé un village des Schtroumpfs au Cap, je les ai tous sentis sourire au bout du fil. De son côté, mon frère a écrit un texte, que j'ai reçu par courriel. Je le publie ici, malgré son désir de rester anonyme. Je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement. C'est sa mémoire de notre histoire. Et que toutes les histoires peuvent être racontées, surtout de cette façon là. Parce que c'était exactement ça.

Soleil énorme ce jour-là, dehors les voitures avaient creusé des sillons dans la rue enneigée, des sillons dans lesquels je marchais, dans lesquels je glissais, vraiment, chaussé de patins imaginaires.
7 :00 du matin. Mon père dans un cocon de plastique noir. La veille, mes sœurs et moi avions choisis de dormir tous ensemble, entassés les uns aux autres dans les deux petites chambres situées à l’étage.

Il y avait quelque chose dans l’air cette nuit-là, un goût de métal dans l’eau du robinet, un changement dans le rythme de sa respiration, une odeur d’incendie dissimulée dans le vent.

À tour de rôle nous avions embrassé maman puis nous nous étions couchés, chacun montant la garde à sa façon, espérant en vain que la mort n’oserait frapper avec autant d’enfants à proximité.


7 :00 du matin. Mon père évaporé depuis l’aube.
Je filais dans la rue comme un patineur de vitesse, comme un athlète olympique négociant sa dernière courbe.

Derrière moi, les pleureuses et la confusion. Mon père dormant avec les poissons.
L’éclat sauvage de la neige au soleil, la foule rugissante et ma spectaculaire rapidité. Derrière moi les sanglots, les soupirs, le son du tonnerre. Mon père pétrifié comme une momie.

Je filais vite, je respirais fort, j’avais chaud dans mon habit de neige.
Je remportai la course, record du monde fracassé.
Mon ami m’attendait au fil d’arrivée, m’arrachant aux journalistes et aux supporters scandant mon nom. Il m’invita chez lui pour regarder la télé et boire un chocolat chaud.



Ma mère me téléphona lorsque les types de la morgue furent prêts à emmener le sac de plastique contenant le corps de mon père.
Non je n’y tiens pas. Je suis obligé d’être là?

Non, bien sur que non.

Clac! le combiné, puis quelques secondes plus tard, ma mère se ravisa.

Viens on t’attend.

Je suis retourné à la maison d’un pas délibérément lent, adieu compétition, adieu vitesse.
Déjà, les journalistes s’aggloméraient autour d’un autre vainqueur : mon record du monde relégué aux oubliettes, mes pieds lourds et engourdis.


À la maison m’attendaient les larmes grises et les grincements de dents.
7 :00 du matin : notre petite fin du monde,
Notre propre raz-de-marée, un grand séisme que personne n’entendit à part nous.

Ma mère marcherait désormais avec la colonne rompue, mes sœurs auraient les yeux cernés pendant des siècles, et j’aurais pour toujours une peur terrible de vieillir.

Une civière, un grand sac noir, un craquement dans la croûte terrestre. Mon père dansant sur la lune.

Les couleurs vacillant doucement, perdant peu à peu de leur vigueur, le froid de l’hiver entrant par la porte ouverte, et toujours, toujours ce soleil trompeur, les cris de la foule et les pleurs.

Dans mes pieds, mes vieux patins rouillés, mon corps éreinté, mes cils recouverts de givre.

Le bruit d’une lame de fond, un dernier grondement :puis soudain, le silence.