samedi 21 mars 2009

Portrait 7

Parfois je l'entends hurler. De longs geignements qui naissent des entrailles d'une douleur dont elle ne discerne plus la source. À moins que je ne me trompe et qu'elle pleure, en ces brefs moments de lucidité, la folie qui cloue des draps faseyants à ses fenêtres. Je l'imagine couchée sur son lit, ses ongles creusant les paumes moites de peur, les yeux fermés très fort sur les images de la vie d'avant, quand elle avait toute sa tête et des talents. Lorsqu'elle n'avait pas cet air égaré qui effraie les gens, ces yeux en soucoupes ébréchées et ces longs poils autour des lèvres et sur le menton qu'on dirait des cils en rade. Quand elle pouvait encore se mouvoir d'un pas leste plutôt que de cette démarche chaloupée qui lui donne l'air de tanguer comme un oeuf sur un comptoir crade.

Elle a le soleil plombé dans le crâne. Avec des personnages en contre-jour qui lui ordonnent de laver ses vitres au jus d'orange, de rouler des cigarettes pour la cantonade et d'installer des chaises de patio sur son étroite galerie pour le thé de 4 heures. Ses invités invisibles la font opiner du chef, se taper les cuisses, ils la font grommeler et lever le poing avant qu'elle ne l'abatte sur la planche écaillée qui lui sert de table et qu'elle les foute à la porte en hululant des injures rudement bien envoyées.

Elle accroche sur sa porte des lapins roses crayonnés au bois ou des araignées faites de papier brûlé. Sous ma porte, des photos de poubelles ou de la cour en chantier dans les années 80, des consignes subliminales pour le lavage des escaliers, des messages codés d'espionne du quartier ou une prose tracée en bâtonnets tremblotants dont je ne pige RIEN. Sur le pallier, des traînées de merde de chat qui coulent de ses sacs arrachés à la glace, de la graisse de bacon rance, des journaux en anglais et des séries d'empreintes collantes. Ses mains sur les murs comme des gants noirs indécrottables, une porte qui claque, qui claque, et qui re-claque comme des gifles qu'elle assène au silence quand il survient. Le silence dont elle ne sait plus que faire, siphonnée de partout par les minutes qui déroulent leur langue gluante sur elle en la scotchant au divan défoncé, à la chaise cassée de sa table, à son coin bricolage, à son lit vide, à sa vie entière.

Sa solitude brisée par le commis-livreur de médocs, l'infirmière qui lui parle haut perché comme si elle était non pas folle, mais sourde, son fils qui expédie les visites comme un livreur de journaux à vélo, à la volée, en roulant encore pendant qu'il passe. Un coup de vent. Puis il la laisse scruter les poussières tombantes, marcher du talon et fixer la première image qui passe. Elle donne un bout de saucisse à son gros chat pelé. Et elle met l'eau à chauffer pour le thé de 4h. La visite n'attend pas.

Sa voix monte jusqu'à moi, voix grave entre les lattes du parquet, et son rire dédoublé alors qu'elle se conte la blague du siècle, son rire qui saccade et qui se déchire dans l'aigu en sanglots de dérision. Jusqu'aux larmes sèches qu'elle avale en sauce brune en décapsulant une Carlsberg. Sa cigarette roulée repose sur le bord du cendrier plein. Dans sa tête, de la musique de mort, une pauvre chauve-souris affolée, des phrases amplifiées par l'écho de souvenirs troubles et une idée de dessin à suspendre au mur du salon.

samedi 14 mars 2009

Au Cap 18: S'inventer des histoires












Toute seule dans la forêt, une cabane abandonnée. La mezzanine vide, les fenêtres sans vitres, le vieux poêle rouillé. Le chuintement du plastique dans la brise. Le silence. Mon Nico et moi avons inventé une vie à ce camp déserté. Dans une caisse de carton, des bouteilles de bière qui n'y étaient pas la dernière fois que nous y sommes allés. Nous avons trouvé ça inquiétant. La forêt autour est devenue hostile. Nous guettions la neige craquer sous les pas d'hommes imaginaires. Dans le coin gauche, une tinette au couvercle fermé. Je ne l'ai pas ouvert. Je voudrais bien savoir qui vient ici. Ou qui y venait. J'ai essayé d'écouter les murs, mais ils sont restés muets.