mercredi 20 janvier 2010

Sur la route, point.

Comme à mon habitude quand je vais souper là-bas, j'étais perchée sur le tabouret dans l'angle du bar, sous la mince douche de lumière propice à mes lectures déparées. Véra servait derrière, ses frisottis prenant les halogènes comme un tissu cousu avec les plumes d'une fratrie de poussins blonds. Janvier gelé sur le bord du fleuve, du jazz en trame de fond pour accompagner les confidences hachurées de la serveuse. Je souriais de l'inversion des rôles. Je préfère de loin en apprendre sur elle que de trop lui en dévoiler de moi. Ce n'est pas par manque de confiance en elle, mais plutôt parce que j'aime entendre les récits de sa vie. Elle possède une force insoupçonnée et des rêves touchants. À chacune de mes visites elle déconstruit les images que j'avais d'elle lorsque je ne la connaissais pas. Malgré sa fine ossature et sa silhouette mince, ses grands yeux verts sa voix de mezzo-soprano, elle n'est ni douce, ni timide, ni sage. Je la voyais comme une artiste alors qu'elle veut devenir comptable ou notaire. Je la croyais ingénue, elle a un passé de tigresse. Elle soulève des pans de sa vie qui m'émeuvent parce que derrière eux se cache une femme qui se bat continuellement pour défier la maladie. Pour l'empêcher de la prendre entièrement et de nuire à ses idéaux. Elle se refuse souvent aux hommes pour ne pas les apeurer. Elle évoque une discipline de fer pour justifier la peur que quelqu'un ne voit ses encoches et ses sursauts. Sa peau est lisse comme une porcelaine vernie. Derrière l'émail qui la recouvre se devine une fragilité qu'elle contrôle à la force de ses poings serrés. Elle est belle. Fascinante, même. J'aime qu'elle se précipite vers moi pour me serrer dans ses bras. Elle est un repaire sur ma route.

Dans le fond du bar, à demi affalés sur la table haute, quatre marins ivres célébraient la fin de six mois passés au large. Ils se payaient des tournées de Long Island Ice Tea à 25$ le verre pour maintenir le roulis sous leurs pieds, des shooters de Stinger et de Jägermeister (l'horreur), des bières et du vin; ma tête tournait juste à les regarder boire. Ils se faisaient insistants pour que je m'acoquine un des leurs. Steeve, en l'occurrence. Un gars ordinaire qui avait la diction pâteuse depuis un moment. La voix ferme de Véra les a dissuadés avant même que je puisse leur dire non. Je préférais continuer la lecture de mon roman (Les jumelles de Highgate, Audrey Niffenegger, ed. OH!) et commenter de temps à autre les émois de Virginie, la plus jeune serveuse de l'endroit. Une beauté naturelle aux pommettes saillantes comme les pin-ups de calendrier, les cheveux longs et fins aux vaguelettes fines, l'oeil en amande, les lèvres pulpeuses. Le genre de fille qui effacerait presque toutes les autres. Si. Elle est venue s'installer à mes côtés pour me conter ses rencontres multiples avec les hommes de sa vie. Elle a une candeur enthousiaste. Je m'amuse de la manière dont elle me regarde en penchant la tête sur le côté en disant: "Pour une femme de ton âge, t'es vraiment coooool", comme si j'avais 60 ans!

Vers 20 heures, j'ai senti un courant froid dans mon dos. J'ai resserré mon écharpe en relevant la tête. Les filles en ont fait autant. Il s'est assis à deux tabourets du mien en soulevant sur son passage les effluves d'un parfum indubitablement sexy. Je l'ai regardé pour lui offrir un sourire de bienvenue comme il est de circonstance dans ce genre de pub régional, mais je me suis butée à un air fermé. Il avait un cure-dent vissé entre les lèvres, une casquette inversée, un tee-shirt par-dessus son gilet à manches longues et des yeux noirs de tempête à peine contenue. Il a passé sa commande sèchement, a soupiré puis il s'est enfermé dans une bulle hermétique et solide de rage transparente.

J'ai replongé dans mon roman. Son énergie entrait en conflit avec la mienne. Je sentais les ions de froidure rebondir sur mon gros gilet de laine. Il soupirait comme s'il défiait les idées sombres qui l'occupaient de sortir de lui, pianotait des ongles sur sa pinte de blonde, mâchouillait son maudit cure-dent et se trémoussait d'une fesse à l'autre en se grattant le front. Il était si beau, pourtant. À plusieurs reprises j'ai failli lui adresser la parole. Je voulais le dérider mais j'étais surtout curieuse de savoir ce qui le rendait si maussade et colérique. Je sentais parfois son regard fixé sur les pages de mon livre, sa tête tournée dans ma direction. Mes élans étaient engloutis par la peur de raviver son ombre. Je m'en voulais. Je perdais ma contenance sous le poids de la sienne. Je déteste ça.

À 21h10, il a demandé l'addition en grommelant, a enfilé son manteau en donnant des coups de poings dans les manches, a lancé sa carte de crédit sur le comptoir et est reparti avec le cuisinier qui venait de finir son shift.

Après son départ, Véra et Virginie sont venues me voir.

- Pourquoi tu lui as pas parlé? Me semble que c'est pas ton genre, d'habitude tu parles à tout le monde!
- T'as vu comme il avait l'air furieux?
- Ses yeux noirs... brrrrrr!
- Sûrement qu'il s'est fait tromper par sa blonde.
- Ou qu'il a perdu son boulot!
- Ouin. Ou les deux...
- Il était beau, non?
- Ouais.
- Ouiiiii!

Soupirs collectifs. Les marins en étaient à leur vingtième drink (sinon plus). Ils en renversaient la moitié sur la table en interpellant Véra et un couple que je n'avais pas vu entrer, qui s'embrassaient dans le cou avec une passion de premier rendez-vous. J'ai soudain été saisie d'une grande lassitude. J'ai refermé mon roman sur un bout de napperon déchiré et j'ai embrassé les filles.

Il était encore devant la porte. Il donnait des coups de pieds dans les mottes de glace pendant que son ami parlait au téléphone. J'ai sorti une cigarette, lui ai demandé du feu, il a tiré un Zippo de ses poches et l'a allumé. J'ai posé ma main sur la sienne pour contenir la flamme. Il a eu un rictus quand je l'ai remercié. Un semblant de sourire, à peine un tressaillement. J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose mais je me suis contentée de le regarder dans les yeux.

Pendant mon retour à pieds, je me suis attardée à l'ombre des cabanes des pêcheurs sur glace contre les lumières de l'île au large.

lundi 4 janvier 2010

Au Cap 24: L'an nouveau



J'étais seule avec la lune et la neige. La Clairière-des-Sorcières s'évaporait dans le halo des flocons nimbés de silence. Nous venions de terminer le rituel des voeux qu'on envoie à l'univers portés par les étincelles. Pensées évadées, brûlées, lancées au ciel dans l'espoir d'être mieux entendues que lorsqu'on les murmure en nos seuls coeurs. La Pomponne avait apporté les siens dans un coffret en bois qu'elle tenait cérémonieusement dans ses mitaines vertes de souriçon. Les miens étaient rangés dans une pochette en tissu nouée d'un lacet de laine brute. Cinq souhaits griffonnés aux crayons de couleur sur des papiers en lesquels j'avais mis toute ma foi. Que j'embrassais passionnément avant de les déposer dans les langues de feu vertes et bleues pour le plaisir du geste et l'excitation d'entendre les autres hurler: "Que les voeux de Miléna se réalisent!".

J'étais seule avec la lune et la neige le regard levé vers le toit de la clairière, guettant les ombres mouvantes de l'esprit des bois. Mes amis étaient rentrés dormir et je veillais sur mes souvenirs. Sur mes espoirs, mes désirs, sur les pensées qui tournoyaient dans les bulles de mousseux, mon verre figé dans l'enclave du fort rougeoyant. Il n'y avait aucun autre endroit au monde où j'aurais voulu être en ce moment. J'ai été saisie d'un bonheur tellement palpable que je l'ai senti naître dans mon ventre et remonter en tournant lentement jusqu'à mes lèvres, comme un orgasme de trois kilomètres de long qui monte en pallier pour exploser dans la gorge en faisant se fermer les yeux. À ce moment exact, alors que l'air était immobile une seconde auparavant, j'ai senti un souffle de vent froid arriver derrière moi pour m'entourer la taille, le ventre, le torse, se glisser sous mon foulard et m'enserrer doucement le cou. Prise par surprise, j'ai fermé les yeux et j'ai entendu. J'ai entendu la présence de quelque chose de plus grand que moi. Je me suis sentie légèrement soulevée de l'intérieur par des bras forts, puis redéposée près des roches fumantes du feu presque assoupi.

Tout cela n'a duré qu'une ou deux secondes. Les branches des arbres devant moi n'avaient pas bougé. Je le jure. Il n'y a eu qu'un souffle. L'expiration des sorcières, peut-être, qui me touchaient enfin en me reconnaissant comme l'une d'entre elles. Ou le baiser d'Igaluk, le Dieu-Lune venu m'embrasser pour célébrer le début d'un nouveau cycle. J'ai ressenti la certitude profonde que mon coeur est désormais -et enfin- libre.

J'ai quitté la clairière et j'ai marché sur la route vierge jusqu'au fleuve. Mes pas s'enfonçaient dans la neige granuleuse comme du sucre, les billes minuscules roulant jusqu'au bas de la pente en faisant le frouch délicat d'un bébé en train de glisser. Marée haute, glaces figées dans la baie éclairée comme entre chien et loup, des crêtes vert pâle striées de blanc, le rare silence du large qui se contient pour irradier la magie. Pour laisser la place à autre chose; au passage du temps, à l'espoir, à une voix qui s'élève depuis la voie ferrée pour chanter devant l'horizon comme sur les falaises de Belle-Île-en-mer ou à une femme restée debout pour seulement écouter les heures se taire. J'avais l'impression d'être à l'endroit exact où je peux exister le plus librement. Seule. Avec la lune et la neige.