
Une grive a élu domicile derrière la cabane du fond de la Clairière-des-Sorcières. Son adresse est le 61 B, Chemin de la Grive. Logique. L'espace entre la vieille bicoque mystérieuse et la seconde Dompe-à-Roland lui est depuis entièrement réservé. Dès l'aube, elle nous sonne les roucoulements du réveil à intermittence et on la voit ensuite passer en trombe à toute heure du jour. Ses battements d'ailes ressemblent à ceux d'une chauve-souris. Le silence qu'on vient recueillir en travaillant dans le sous-bois est continuellement hachuré de sa voix de grelots. Mignonne comme celle d'une âme qui viendrait s'immiscer dans notre cou en griffant de ses pattes minuscules la petite peau tendre exposée au soleil qui filtre entre les vinaigriers.
Le Cap est réveillé. La rivière montre son visage un peu chiffonné d'avoir soutenu tout l'hiver les vieux trembles et les cèdres éclopés qui ont rendu l'âme dans ses bras. Les Montagnes-des-Coyotes éclatent en petite verdure tendre, la terre a soif, les cabanes sont presque vides du bois qu'on avait cordé pour alimenter la truie. Les chevaux sont revenus au pâturage, l'abreuvoir des colibris a repris sa place devant la fenêtre de la cuisine, la marmotte chafouine a déménagé ses pénates dans la corde de bois, là-bas, dans le sous-bois à Godin. La table est installée au soleil. Le potager a une nouvelle clôture en treillis. Les chevreuils ont labouré les tulipes naissantes de leurs grosses dents voraces alors on s'est vengé en transplantant les bulbes ailleurs, pour voir. L'espace est rempli des cris des mômes qui jouent à la cachette progressive. Impossible de les retrouver alors qu'ils bougent continuellement sur ce terrain de jeu immense. On les laisse courir en profitant de la chaleur sur le balcon le temps d'un verre de rosé, entre deux corvées qui n'en sont pas vraiment.
Sinon, pour passer du coq à l'âne, j'ai arrêté de fumer. Mon corps est un gouffre, ma tête est un ravin et mes mains sont des paluches maladroites qui cherchent comment aspirer autre chose que de la boucane. J'ai jeté mes cendriers, mon briquet, mes allumettes et je me propulse dehors à la moindre occasion. Je dors mal, je bouffe une botte de céleris par jour, je sors sur le balcon respirer, je me mords la petite peau des pouces, je claque une porte ou deux à l'occasion, je pleure subitement pour un rien ou pour tout. Je quitte la fumeuse en moi en l'abandonnant partout, mais surtout au bord du Fleuve. Je suis très fière de moi. Je peux l'admettre?
L'espace habité par la Grive était celui qu'il me restait à apprivoiser.