mardi 14 janvier 2014

Jarvis

Jarvis naît des fougères et du coeur des sapins. Sa peau garde l'odeur de l'écorce et elle en a l'aspect. Même son regard est parcheminé, il se déroule et s'arrache en lambeaux, puis il éclate en étincelles qui crépitent sur les galets mouillés. Ses iris se confondent aux bouillons argentés des rivières qu'il descend pour laver ses bottes couvertes de glaise. Il passe sa vie entre ici et partout. Il s'abreuve des sentiers que l'on trace à sa place, de nos appels au secours et de tous les souhaits qu'on espère accrocher à son bâton. Il est les racines qui pendent à son manteau, la poussière effritée de nos batailles, le silence de nos redditions.

Jarvis naît de nous. Il se promène avec un escadron d'escargots juchés sur son chapeau, qui lui bavent jusque sur les tempes en lui soufflant le langage inventé de nos espoirs. Il enroule nos prières autour de brindilles qu'il dépose au fond des poches de son manteau. Ses lèvres muettes les répètent sans arrêt jusqu'à emplir les murs d'une chambre, le plafond ouvert d'une clairière ou l'horizon balayé d'une tempête.

dimanche 29 décembre 2013

Avant qu'il soit notre père

Entrer dans le rangement sous le toit et fouiller dans les boîtes oubliées là depuis 12 ans. Au fond, derrière une planche à repasser et un sac-à-dos de voyage en Europe, trouver une boîte de souvenirs sous un vieux panier à linge défoncé. Des centaines de photos rescapées en vitesse lors de la vente de la maison familiale et jetées en vrac dans une boîte. À deux jours du 25e anniversaire de la mort de mon père, c'est un moment parfait pour m'asseoir et en faire le tri. Attablée en pyjama avec un café-crème, je passe en revue l'histoire de notre famille. J'ai l'impression d'avoir les deux pieds ancrés dans la terre glaise, des odeurs de tourbe, de fleuve et de sapin remontent jusqu'à moi. Il y a cet album en cuir rouge dont les pages en carton noir sont reliées par des cordes. Des photos où ma grand-mère ressemble à une star des films français d'après guerre, le visage auréolé de boucles battues par le vent venu du fleuve, une robe cintrée à la taille, mon père encore bébé sur les genoux. Je tourne les pages où il a inscrit au crayon blanc son histoire. C'est comme un testament retrouvé, un jeu de piste qui dévoile petit à petit nos origines, ce qui a forgé nos instincts, la source de nos passions. La jeunesse de notre père. Ses amis, son parcours, ses possessions d'enfants. Dans ses notes empreintes d'humour, je reconnais l'esprit bohème qu'il a étouffé plus tard avec sa cravate d'avocat. C'est le Cercle des Poètes Disparus. Je le vois, frondeur et mutin, grimpé aux arbres, juché sur les canons, appuyé sur la porte d'une église le paletot ouvert, le poing dans la poche et les cheveux comme des ailes de corbeau brun, je le vois une main enserrant celle de sa jeune soeur, protecteur et aimant, ou déguisé pour le théâtre, comédien et sûr de lui. Je mets la main sur mon coeur sans m'en rendre compte. Ses yeux sont mon héritage le plus précieux, mais c'est sa voix que je voudrais entendre. Les pages se détachent même si je les tourne avec délicatesse, l'impression d'un trésor qui pourrait s'effriter dans l'odeur imprégnée de la cave familiale. Puis ma mère apparaît sur les photos. Je reconnais mes traits, ceux de mes soeurs. La fraîcheur de son regard amoureux de jeune mariée et ses joues, dont je sais l'odeur par coeur. La naissance de nos vies. Le bonheur qui transpire sur ces vieilles images de notre passé, tellement souvent oubliées ou simplement mises de côté, à cause des entailles de la vie.

La mémoire prend ma journée. Je retrouve les épices de son odeur, ses multiples visages et les mots qu'il m'a offert comme ceux que je ne pourrai jamais tirer des gens qui l'ont connu avant moi, parce qu'ils n'auraient pas le poids réel de ce qu'il a représenté pour eux. Avant qu'il soit notre père, lorsqu'il aurait pu être un ami.

lundi 16 décembre 2013

Retrouvailles

Il dit: Il y a 20 ans, tu étais mon amie mais j'étais fou de toi. Je t'aimais, j'aurais fait des kilomètres à genoux dans les cailloux pour te protéger. Je voulais te donner ma main, être cette main dans ton dos, qui se pose là la nuit, qui te rassure et te réchauffe. La main qui t'appartient et les yeux qui te regardent. Je voyais tout de toi et j'aimais ta folie, tes défauts, ton caractère de gitane, cet amour des mots qui te portait ailleurs. Je te laissais te sauver de moi en espérant qu'un jour tu reviennes, mais tu étais comme le vent. Tu te cherchais et moi je te suivais à la trace pour ne pas être trop loin au cas où tu te trouverais. J'ai réussi à passer une nuit avec toi puis je suis parti. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça.

-Ah bon? Pendant 20 ans j'ai pensé que c'était moi qui avais pris la fuite.

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Il n'y a toujours pas de main dans ton dos. Tu veux reprendre la mienne?

dimanche 15 décembre 2013

Tu peux ployer, mais ne casse pas

Une nuit il entre à l'hôpital et tout à coup, c'est un amas de certitudes qui éclatent. Dehors la neige crisse sous les pas, les aiguilles du sapin embaument le salon où elle se tient debout près du foyer éteint. Le lit de son fils est vide, le papa dort sur une banquette à ses côtés dans une chambre du service de pédiatrie. Le plus jeune ronfle doucement en haut des escaliers, le nez dans son ourson géant. Cette nuit, le lutin de Noël ne fera pas de mauvais coup. Le silence se matérialise autour d'elle. Il devient aussi gluant que les bras de trois fantômes noirs qui s'invitent par surprise. Elle ne peut pas s'empêcher de prier à sa manière, les phrases retournent à l'espoir, elle se dit qu'il faut avoir la Foi. Peut-être pas en Dieu ni aux anges, mais la Foi en cette vie qu'elle a donné et qu'elle voudrait exempte d'épreuves pour son petit garçon.

Elle me texte pour ne pas avoir à parler à haute voix. Sa gorge est trop serrée. La mienne se crispe aussi, et mes doigts glissent sur le clavier. Je cherche les bons mots. Le sang dans mes bras est épais comme de la mélasse. Je me lève pour allumer le lampion turquoise, le même qui a brûlé pour Mandela, pour ma nièce et pour une petite plume qui s'est envolée il y a presque un an. C'est la flamme des pensées qu'on envoie vers la lune presque pleine, des intentions teintées de courage, l'amour qu'on espère assez fort pour venir à bout des écueils. Un symbole qui remplace en partie les bras que je voudrais enserrer autour de sa peine, là, tout de suite. Il faut attendre, maintenant.

Chaque jour elle me parle du courage de son petit bonhomme. La pomme n'est pas tombée loin de l'arbre. Il a sûrement un peu de sa trempe, la force de caractère de ceux qui voient si rarement le pire. Ceux pour qui il n'y a pas de larmes inutiles, pas de drame auquel on ne peut faire face, une manière de marcher les épaules droites en chassant les nuages d'un revers de la main pour mieux voir en avant. Je ne compte plus les fois où elle a fait basculer ma tristesse en bonheur, ni celles où elle a trouvé les mots qui me guérissaient comme par magie. Je me souviens d'une carte qu'elle m'avait écrite alors qu'elle s'inquiétait pour moi. "Tu peux ployer mais ne casse pas". À l'hôpital malgré les tests et les prises de sang, son fils de 5 ans ne pleure pratiquement pas. Elle non plus. En secret, je pleure pour eux le soir. Ce ne sont pas des larmes de désespoir, mais plutôt d'empathie pour cette famille qui est un peu la mienne. Je pense au combat qui se déroule dans le petit corps de cet enfant que je connais depuis sa naissance, et je lui parle tout bas pour qu'il soit plus fort que tout ça. Je pense à mon amie et à son chum qui se relaient à l'hôpital entre le travail, les courses et le plus jeune qui a aussi besoin d'eux.

Une nuit son corps recommence à fonctionner normalement. Il répond enfin aux traitements ou à nos prières mais peu importe, il est tiré d'affaire. Je pense à la girouette qui peut cesser de tourner dans le ventre de mon amie, à la fatigue qu'elle va pouvoir déposer à la porte et au soulagement qui remplace les fantômes noirs. Au lutin, qui va pouvoir recommencer à faire des mauvais coups et au Noël qu'ils pourront fêter en famille.

Je ne peux m'empêcher de penser aussi à la Foi, qui a sa raison d'être peu importe où elle est dirigée, car elle permet de tenir debout.

vendredi 29 novembre 2013

Ton corps sur la route à St-Vallier-de-Bellechasse

La nuit est tombée lorsque je rentre de Rivière-du-Loup. Je roule sur la 20 en fumant, les nuées sombres crachent des flocons qui barbouillent ma vitre. Mes phares guettent les chevreuils qui sortent souvent à cette heure, je roule pépère sur les vagues granuleuses qui balaient le bitume. Les autres me dépassent en m'aveuglant. Les Soeurs Boulay chantent: "Y'a rien à faire j'dors en cuillère avec des ice-packs de camping". C'est cette phrase-là qui propulse ton corps sur la route drette devant moi, tellement tu me manques, l'ombre de tes bras entre les pointillés, tes longues cuisses musclées et l'image de tes pupilles qui brillent comme des putains de diamants qu'on auraient tirés d'un morceau de charbon. Mes yeux quittent la route, j'ai eu trop peur de t'écraser. J'hallucine ta bouche contre mon cou, ta main sur ma cuisse comme quand on roulait sur l'Île d'Orléans. L'odeur fantôme de tes draps s'immisce dans l'habitacle. Je m'écrase sur mon banc. J'allume une autre cigarette. "T'es où dis-moi, tu reviens quand, j'ai l'air d'un brise-glace dans le désert"... Je souffle par la fenêtre entrouverte les images qui apparaissent: le shooting photo à la lumière d'une lampe de lecture, le ragoût épicé aux piments-dragons cuisiné le dimanche, la voix de Bon Iver qui remplit les combles où tu as ta chambre, ta manière de sauter du lit en remettant ton pantalon tribal pour aller me faire un café trop fort comme je l'aime. Les bouchées de pita à l'humus que tu déposes sur ma langue en m'embrassant, les shooters de rhum avant le cinéma, le bruit de tes bottes dans l'escalier quand tu montes chez moi. "J'suis pas trop petite pour les manèges, j'ai lu ta note su'l frigidaire"... Je m'arrête sur le bord de la route à la hauteur de Beaumont. Y'a de la buée. J'ai pas vu passer les sorties, j'étais assise sur tes genoux et tes mains dans mon dos me déconcentraient. Je m'attache avec un fil imaginaire entre l'accotement et chez moi. C'est un truc que m'a donné ma soeur, pour m'aider à me concentrer et me protéger. Je vais essayer de le suivre pour être sûre de me rendre. Le grésil sautille sur la tôle, le vent se lève et s'enroule aux arbres qui commencent à ployer. Je remets la même toune pour la neuvième fois.

J'ai du plomb dans le ventre. Y'a un cave qui me colle au cul et moi je pense juste à me coller au tien. Les champs se transforment en confettis, je t'imagine courir sur les rafales en riant, ta voix bizarrement perchée dans les aigus quand tu t'emballes et toutes les traces que tu laisses même quand tu voudrais les effacer. Tu veux être nulle part mais tu es partout; tu me fais penser aux aiguilles d'un sapin de Noël dans les craques de mon plancher de bois. Ton ombre s'estompe seulement à Lévis, les lampadaires noient les contours de ton visage qui me réconforte quand j'ai peur. Au premier feu rouge sur le boulevard Charest, je regarde si tu m'as envoyé un message.

"Laisse ta porte débarré, j vé arriver tard".

Y'a rien comme ton corps au bout d'une tempête.

vendredi 25 octobre 2013

Dans une cabine, à Pointe-aux-Pères

C'est une cabine campée sur une dune à dix mètres du fleuve. Les herbes sèches sont battues par le vent et les rouleaux laissent une traînée de mousse crépitante sur les galets gelés. On ne voit pas la rive opposée, happée par le plafond bas des nuages noircis par une pluie qui s'éclate au large. Ils poussent la porte, excités comme des adultères en perdition. Il ressemble au fils de Gengis Khan. Elle a tout d'une bohémienne rousse. Entre son sang berbère et celui bouillonnant des ancêtres irlandais qui ont combattus sur tous les champs, il ne reste de l'espace que pour une tendresse mue par la passion. Il referme la porte du talon et ses mains arrachent l'écharpe de laine turquoise, le bonnet tibétain et les lunettes qui lui donnent cet air sérieux qui détonne avec ce qu'elle est vraiment. Elle s'attaque à ses lèvres dessinées comme un ourlet et mordille la barbe naissante. Un feu brûle déjà dans la truie. Le chalet sent l'humidité et le sel, comme celui qu'elle goûte sur la peau de son cou. Elle se perd dans l'odeur que renferme son gilet de laine trop grand et elle se sent transportée de l'intérieur en même temps qu'il la soulève pour la déposer sur le lit. Elle tangue. Il ne pense à rien d'autre qu'à ce corps qu'il peut dénuder entre deux rafales. Il dirige ses gestes au même rythme que les vagues qui grondent derrière la porte, il guette sa respiration, il la boit et il dévore autant la texture de ses seins que la brûlure de son regard, qui le capture et le délivre.

C'est une nuit sans lune sur un rivage battu, des heures bleues qui suintent en laissant des traces rondes sur les oreillers, des égratignures sur les mollets et des cernes luisants sur la peau tendue de leur ventre. Les mots ne sont pas nécessaires, ils s'inscrivent à l'encre invisible dans la chaleur de leurs corps enroulés, de ses bras refermés, derrière son genou et dans les boucles répandues sur son torse. Le silence sert de refuge à ce qui est inutile, aux pensées inconsistantes qui s'évadent et à tout ce qui pourrait les retenir de s'aimer. Le vin rouge parfume leurs lèvres et ils rient en roulant dans les miettes de pain qui rendent les draps piquants. Elle ouvre les rideaux et danse nue devant la fenêtre, une veilleuse en forme de coquillage nacré découpe son corps contre la mer et il se sent transporté en la regardant, les bras relevés derrière la nuque, les yeux plissés d'un désir qui ne le quitte pas. Il n'y a plus d'âge, plus de temps, plus de distance ni de retenue. Il se lève pour danser avec elle, l'aurore naît au bout de la pointe. Le vent souffle toujours et entre eux, un sentiment naît.

lundi 14 octobre 2013

Action de Grâce

Sillonner la plage à la recherche de bois de grève polis et séchés par le vent marin. Ramener des arbres entiers déracinés puis portés d'on ne sait où par les courants, projetés sur la grève par les fortes marées de l'automne qui avance. Ériger un immense tipi entre les rochers comme une oeuvre commune dans laquelle chacun met du sien. Elle pense que l'énergie de toutes ces mains ajoute une ardeur particulière au feu qu'elle allume du premier coups, l'écorce parcheminée et les brindilles de sapin s'enflammant en formant une colonne d'étincelles qui se fondent au ciel encore bleu. Il y a un moment de silence où tous les regards se perdent dans le dessin que forment les flammes. C'est l'instinct ancestral qui remonte, le pouvoir des couleurs mouvantes et de la chaleur qui amène la tête ailleurs. Voilà pourquoi elle tient tant à ces rituels païens qu'elle provoque aux passages des saisons et lors des fêtes qui scandent le calendrier des croyants. Elle aime plus que tout ce temps d'arrêt où chacun réfléchit à ses chances et prend conscience des autres sans qui la vie serait plus rude. C'est le pouvoir de la gratitude, un instant de reconnaissance, une manière de s'attarder à l'essentiel pour balayer les écueils et ces douleurs qui traînent toujours plus ou moins dans les heures de solitude. Reconnaître le bonheur c'est le prolonger, lui donner de l'élan et le propager. Voilà pourquoi ils notent leurs remerciements sur des bouts de papier qu'ils jettent dans le feu, ravis de voir la fumée les dissoudre sur les ailes des envolées d'oies sauvages qui passent au même moment. La symbolique des migrations ne leur échappe pas. Elle appelle au courage et aux longs voyages qu'on ne peut accomplir qu'avec les autres, et à cette force qu'on ne peut trouver qu'en soi.