lundi 25 août 2008

Ta place


Tu ne sais pas à quel point j'aime te regarder en secret. La façon dont tu changes me fascine et les passages qui jalonnent tes journées me forcent à toujours m'accorder à tes regards. À tes excès. À tes élans de joie ou de colère si peu contenus. Tu ne sais pas non plus à quel point la tendresse que tu fais sourdre me pousse à ajuster mes humeurs aux tiennes. À supposer les mots qui iront te chercher dans tes cabanes hautes perchées, dans tes silences soudains, dans tes courses effrénées sur les pierres glissantes de la rivière ou dans les sentiers qui mènent aux clairières du haut. Tu n'es pas de ma famille et pourtant j'ai l'impression que ton sang coule un peu dans mes veines. Tes douleurs se répercutent sur mes tympans et tes chagrins me retirent l'épine du dos d'un coup sec. Je me retiens souvent de te serrer dans mes bras et je regrette déjà de ne plus te bercer comme je pouvais encore le faire il y a quelques mois. Pour te toucher, je dois maintenant me battre avec toi comme un homme, courir après un ballon et jouer à la guerre dans la forêt dense avec d'énormes fusils à l'eau trop lourds pour moi. Mais ça ne me dérange pas. Tu m'apprends beaucoup à me confronter ainsi, et même si je rentre toujours courbaturée et pleine de bleus, je suis curieusement attendrie par les images que tu laisses traîner dans ma tête comme tes vêtements et tes crayons aux quatre coins de la maison. Ça ne me dérange pas vraiment de te répéter cent fois les mêmes choses. D'être exaspérée quand tu bouscules mes idées et fâchée quand tu me pousses dans mes derniers retranchements. Tu ne sais pas à quel point j'aime les surnoms farfelus et parfois impertinents dont tu m'affubles en raillant. Je réalise soudain que j'ai 20 ans de plus que toi. Je ne peux pas vraiment te dire tout ça maintenant, tu te cacherais les yeux sous ta casquette en te dandinant. Peut-être. Parfois, je songe qu'il est possible qu'un jour tu t'éloignes par la force des ans. Si ça arrivait, saches qu'il y aura encore ta place ici. Et tu sauras que tu peux toujours y revenir.

mercredi 20 août 2008

Tout avoir?


On se retrouve soudain devant deux portes. Comme lorsqu'on était jeune, quand on lisait les "Livres dont vous êtes le héros", adossé au mur du fond de la cour de récré, loin du terrain de ballon où sévissait le Grand Doyle avec ses boulets meurtriers. On doit choisir quel battant pousser. On lance les dés. Ou mieux, on tire à pile ou face... c'est pile. On choisit face. On hésite en piétinant l'herbe mouillée. On regarde autour pour trouver des indices qu'on n'aurait pas vus par mégarde, on relit les paragraphes précédents pour être sûr de faire le bon choix. On tergiverse. C'est drôlement la pénombre derrière les carreaux. L'air est poisseux. Même en collant le nez aux vitres, on n'y voit goutte. Ça sent le danger à plein nez. On a un peu peur, tous les deux. Parce qu'on n'est plus dans un bête jeu de gamins. Si on se trompe, on ne peut pas tricher et revenir en arrière.

Je vois la sueur tracer une route sur ta nuque. Tes yeux bougent très vite à la recherche d'une solution qu'ils semblent vouloir lire dans la poussière. Tu arraches un brin de foin que tu fiches entre tes dents pour en mordiller la chair blanche. Tu fais toujours ça quand tu es nerveux. Tu es sur le point de parler mais tu te rétractes en passant les doigts dans tes cheveux ras. Tu as encore cet épi qui rebique derrière la tête. Il tient droit dans les airs, les tifs en éventail comme une houppette de poule d'exposition. T'es craquant devant l'adversité. J'ai envie de t'embrasser mais ce n'est pas trop le moment. Ta main se pose dans le creux de mon dos et tu insistes pour que je prenne une décision.

- Allez, vas-y! Décide, toi. T'as plus d'instinct. T'es plus réfléchie!
- Oui mais c'est toi qui avances le premier d'habitude. J'ai moins la chienne si je peux rester dans ton ombre.
- Et si on prenait les deux portes à la fois?
- Tu crois? Les deux portes? En même temps?

...

...

...

On se regarde bêtement en souriant. On pense sûrement la même chose. On n'a pas envie de faire de choix. On veut tout avoir.

vendredi 15 août 2008

Boris

Boris déboulait lentement d'une plante carmine. Il louvoyait entre les pompons de sa garçonnière, les antennes en rade et la carapace de guingois. Je m'étais éloignée du groupe pour faire quelques clichés, grand bien m'en fit. Je ne tenais pas particulièrement à ce que mes collègues de travail sache que je parle désormais très bien l'escargotois, ils auraient trouvé ça bizarre. J'ai jeté un coup d'oeil furtif derrière mon épaule avant de m'accroupir devant lui pour me présenter. Il m'a d'abord regardé d'un oeil torve, curieux d'entendre mes murmures parvenir si clairement à son cervelet embrumé. Il n'avait pas l'air en état, le pauvre. Je lui ai bien sûr parlé d'Ambroise avec force détails mais son nom ne lui disait rien du tout. Boris était né là, aux Jardins du Grand Portage, et jamais il n'en avait franchi les limites. Il était trop bien près de la mare émeraude, à l'ombre des tournesols géants. Il avait ses habitudes, ses repères et, il faut le dire, très peu d'ambitions.

Je l'ai néanmoins invité à se joindre à nous. C'était jour de fête, après tout, et comme je voyais qu'il était déjà dans l'ambiance, je ne voulais pas le laisser seul à l'ombre. J'entendais les bouchons sauter et les verres tinter, c'était l'heure de l'apéro. J'avais envie de le garder sous la main pour divertir la compagnie. Je l'ai mis dans ma poche et je suis allée rejoindre mon équipe attablée devant un menu champêtre. J'ai déposé Boris près de moi et nous avons trinqué à tout: nul besoin de raisons faramineuses pour festoyer. Juché sur nos bouchons, il a immédiatement pris le plancher pendant que je m'efforçais de traduire ses histoires avec bonhomie. Ma patronne me regardait d'un air circonspect. Mes collègues aussi. Je leur ai expliqué la nature de ma relation avec les escargots et ils ont compris; ils n'en sont plus à une surprise près, avec moi.




Un peu avant l'heure du départ, je suis allée faire une dernière tournée des jardins avec lui. Il dodelinait de la tête, éreinté d'avoir tant parlé. Les voix des autres ricochaient au détour des sentiers. La terre était enfin sèche. Le soleil baissait.









Boris s'est endormi sur mon épaule. Je ne l'ai pas réveillé pour lui dire au revoir. Je l'ai seulement déposé sous une feuille de chardon.

lundi 11 août 2008

Ta tristesse, aujourd'hui

Tu te réveilles parfois en pleurant, la nuit. Elle revient encore dans tes rêves pour te rappeler son absence. Cette nuit, elle avait le visage mauvais et les yeux crispés comme si c'est elle qui devait être en colère. Tu ne te rappelles plus les mots avec lesquels elle t'égratignait une fois de plus, ils sont évanescents, ils glissent trop vite dans l'inconscient; ils filent en ricanant alors que tu voudrais les rattraper pour comprendre ce qu'elle était venue te dire. Tu sais par contre qu'ils t'ont blessé puisque tu as mal au ventre, à la tête et au coeur. À la peau, aux yeux et à la nuque aussi. Tu es rompu et la gorge te brûle. Elle est enserrée par les souvenirs qui reviennent d'assaut.

La tristesse reste dans tes draps jusqu'au matin; elle s'étale même dans les plis de l'oreiller qui te barrent le visage comme des rides trop creuses et précoces. Tu gis sur le dos, les yeux immobiles, à te demander combien de temps encore elle reviendra te hanter. Tu te souviens qu'à travers les larmes, quand tu t'es à moitié éveillé pour la fuir, tu lui criais: Sors de ma tête! à voix haute.

Tu te retournes sur le côté et en posant ta main sur ma hanche, tu me demandes pardon de prononcer son nom.

mercredi 6 août 2008

Prendre l'air- Détails

Je voulais que tu saches les heures passées à capturer l'ombre ou à m'éclater dans la lumière les orteils coulants dans le sable, le regard fiché dans mon viseur. Que tu comprennes mes silences comtemplatifs, les mots qui fuient derrière mes pupilles, mon coeur étalé partout comme un soleil de mer qui s'effiloche sur la plage. Je voulais que tu sentes les élans de ma peau, le pouvoir des odeurs sur mes lèvres, les ébats des images qui me hantent autant que je les cherche pour brûler. Les détails qui me ravissent et m'inspirent et que je bois comme des shooters (amaretto-lime) en fermant les yeux tellement c'est bon. Pour que même de loin, tu entres un peu plus dans ma tête.








lundi 4 août 2008

Arthus, amoureux

Les lecteurs assidus se souviendront qu'il y a quelques temps, je suis allée à la rescousse de 32 escargots enfermés dans une boîte de carton. Après les avoir sauvés non sans peine des mains collantes des harpies qui les retenaient prisonniers dans leur cabane juchée (près de leurs poupées édentées, dissimulés sous une doudou tachée de crème glacée au chocolat et de Crush au raisin), je les ai ramenés chez moi. En attendant de les conduire en sécurité au Cap, parmi les marguerites et les fraises sauvages.

J'ai passé plusieurs jours à bavarder avec eux dans mon jardin. Ils m'ont raconté moult anecdotes savoureuses, chroniques familiales prenant des airs de saga loufoques, leurs voix réconfortantes me berçant comme un hamac suspendu à l'ombre. Je me suis attachée à leur accent fluet et au bruit de leurs antennes quand ils me font la bise avant d'aller dormir. Certains d'entre eux osent même grimper lentement le long de mes cuisses pour venir piquer un somme en bavant d'aise, dans ma main ou sur mes bras. J'aime bien caresser leur coquille du bout de l'ongle.

Je me suis particulièrement prise d'affection pour Arthus, le beau frère d'Ambroise, qui est un rigolard et un sacré tombeur. Toutes les escagottes de la bande en sont dingues. Sauf qu'à leur grand désarroi, il est tombé amoureux de moi. Il dit qu'il ne veut plus me quitter, même pour un paradis foisonnant de feuilles craquantes à se mettre sous la dent. Qu'il veut rester près de moi et profiter du soleil en lisant par-dessus mon épaule. Il jure qu'il sera discret et qu'il me fera tout le temps rire, qu'il ne sera jamais jaloux. Il sait bien que son amour est impossible, mais il préfère rester dans mes bosquets pour garder un oeil sur moi et s'assurer que je vais bien.

Pour me prouver son affection, il s'est fait tatoué mon nom sur la coquille; il déroule son amour en longues ballades sensuelles sur les pétales des fleurs qu'il voudrait m'offrir. Je n'ai pu m'empêcher de photographier les mouvements de sa sérénade, émue par ses élans et les efforts qu'il déploie pour que je sois heureuse.

Si je l'embrasse, vous croyez qu'il se changera en homme?




dimanche 3 août 2008

Prendre l'air- Dans le ventre d'un géant

Ça fait bien longtemps que le gardien n'y est plus. Sa maison est transformée en boutique de souvenirs. Des statues de sable et des porte-clés. Des cartes postales. Des cornets de crème glacée. Le cadenas sur la lourde porte me déconcerte. J'avais tellement envie de monter là-haut, voir la lampe, voir la vue, sentir les vibrations du vent. Grimper au sommet pour la première fois. Je fonce vers la jeune fille au comptoir. Elle hésite, elle n'a pas le droit, c'est dangereux, l'escalier est en rénovation. Je lui promets de ne rien dire à son patron. Juste pour quelques photos, s'il-te-plaît. Pour dire que j'y suis allée. Réaliser un fantasme. Tu peux faire ça pour moi? Elle me fait un demi sourire, ouvre la caisse et sort la clé de sous le tiroir. Mon coeur fait un bond.

La lourde porte grince en s'ouvrant et dans la lumière blanche, je respire les odeurs qui habitent ici. Mes jambes tremblent un peu en marchant sur les planches instables. Je suis excitée. Je mitraille les poutres, les fenêtres, les rayons diffus qui passent à travers la poussière. C'est plein de cachettes dans les murs. Des portes de nains, des trappes, des établis, des armoires. Je suis dans le ventre d'un géant. De là-haut, je vois la côte déchirée, les rouleaux agités, la mer grise sous les nuages. J'entends le vent et je comprends pourquoi on a arrimé le phare au sol avec des câbles disgracieux. Ça bouge comme un mât de bateau. Ça oscille. L'ampoule de la lampe principale n'est plus là, je crois bien que j'aurais osé l'allumer pour changer la lumière autour.

La jeune fille m'appelle d'en bas. Sa voix forme un écho qui monte tous les paliers. Il est temps de redescendre. En sortant, je me retiens de l'embrasser. Je me contente de lui toucher l'épaule en souriant.




samedi 2 août 2008

Prendre l'air- Au paradis des bicoques

La côte est pleine de ces maisons abandonnées. Les gens disent que c'est dans le coin des Anglais qu'on en retrouve le plus, juste avant Pokeshaw. Ils tuent leurs maisons au lieu de les vendre. Ils partent un jour en les laissant derrière, sans se retourner. Ni même les vider de leurs effets. Celle-là m'a obnubilée pendant des jours. Je lui ai imaginé des tas de vies. Elle est presque invisible de la route, lovée dans les orties et les foins grouillants de bestioles. C'est comme contempler un corps exsangue. Ou une carcasse sèche. Je trouve ça d'une infinie tristesse. Puis en interrogeant les locaux, j'ai appris qu'elle appartient à un vieil ivrogne qui s'est ruiné dans la coke. Il a tout perdu; boulot, femme, enfants, et l'argent pour la rénover.

En grimpant précautionneusement sur la galerie effondrée et en collant le nez aux carreaux, on distingue tout un fourbi là-dedans. Des boîtes à moitié vides, des matelas crasseux, des divans défoncés et même des vêtements éparpillés sur le plancher couvert de sciures et de crottes de souris (je pense, à moins que ce ne soit de rats). Des tasses sales, des verres cassés, des draps roulés en boule dans les coins. Des outils sur la table. Des cendriers pleins. Un carton de pizza du Dixie Lee. Un opinel sur le comptoir. Une porte d'armoire ouverte. Les rideaux déchirés pendent comme des toiles d'araignées. On peut supposer qu'une femme furieuse a lacéré la dentelle en hurlant.

On peut imaginer des drames intimes, des scènes terribles, un départ précipité et l'abandon d'une vie qui piétine. Le vieux cinglé (que j'imagine barbu, l'oeil hagard, vêtu de haillons qui sentent la pisse froide et le tabac rance) s'est installé dans la roulotte rafistolée à côté. Elle n'avait pas l'air abandonnée, je sentais les relents d'une présence. Un sentiment diffus, mais je fais confiance à mon intuition. J'approchais sur la pointe des pieds. Heureusement, il n'était pas là quand je suis passée. Je craignais que la porte de la bicoque s'ouvre à la volée et qu'il fonce en claudiquant vers moi le poing levé. Il aurait aussi bien pu me découper en rondelles pour me donner à manger aux chats couverts de vermine qui règnent dans les décombres. J'en ai compté une quinzaine, dont deux minets aux yeux à demi fermés par une infection. J'avais peur de passer à travers les planches pourries. Ou de voir une face blême apparaître subitement dans la fenêtre du pignon.

J'adore avoir la trouille comme ça. Je suis retournée à l'auto en sautillant dans les herbes, totalement ravie de mon indiscrétion. J'allais là-bas pour chercher des histoires. J'en rapporte plein ma valise de char, comme on dit.







vendredi 1 août 2008

Prendre l'air - Prélude

Les mots m'ont quitté dès que j'ai pris la route. La tête en l'air, je me suis juste laissée prendre par les ressacs. J'ai enfourché mon vélo et j'ai roulé dans les sentiers de terre interdits, outrepassé les limites des terrains privés et glissé sur les dunes en remplissant mes souliers de sable blond. J'ai fermé le cellulaire et l'ordinateur; j'avais besoin d'un break. Je n'ai même pas fini mon roman alors que j'avais l'ambition d'en lire six. Je ne suis pas restée seule longtemps; les Acadiens m'ont "enjoyée" en masse. Ils m'ont montré ce que je n'aurais peut-être pas vu toute seule, et ils m'ont donné toute la lumière et les images dont j'avais besoin pour me laver le crâne. Je reviens le coeur lourd, tout ça me manque déjà...
















N'empêche que je suis contente de vous retrouver. J'ai quand même eu le temps de m'ennuyer de vous.