jeudi 24 septembre 2009

La géométrie des troncs

Ses racines sont ici. Elles ont poussé sur le promontoire, dans une maisonnette en planches érigée au carrefour de deux sentiers d'un sable caillouteux qui s'ébrouait en spirales ascendantes sous les pneus des pick-ups de ses oncles. Un champ fauve juché sur la pointe surplombant une baie de longues marées; le fleuve léchant lentement les grèves spongieuses de tous les bouquets d'algues qui explosaient sous leurs sandales en faisant des bruits de pets. Ils riaient en sautant dans les flaques, cueillaient les têtards à mains nues, grimpaient avec peine sur les estocs en se cramponnant dans les failles. Les bras levés en signe de victoire sur le bout de ce monde qui leur appartenait. Infatigables, ils remontaient ensuite le sentier en maraudant les potagers et les bosquets de framboises. Ils se sauvaient des remontrances amusées des voisins en galopant entre les clôtures, revenaient à la maison les genoux écorchés et les poches bombées de coquillages qu'ils jetaient comme de la monnaie dans le vide-poche de l'entrée.

J'imagine sans mal les histoires qu'ils devaient se raconter le soir à mi-voix, couchés en rang d'oignon sur des matelas de sol pendant que leurs parents ouvraient des bières devant le feu de camp. Mon enfance ne s'est pas construite ici mais les personnages m'assaillent dès que j'y mets les pieds. Depuis qu'elle est revenue au Cap contre vents et marées, guidée par un appel originel et l'envie inéluctable de posséder son lopin de terre, je la suis. Je la suivrais au bout du monde, il faut le préciser, mais je me souviens qu'on y était venues en stop au tout début de notre amitié. Il y a quoi: 13 ou 14 ans? Nous étions alors comme des barques qui s'arriment l'une à l'autre pour ne pas couler. À l'époque, on peut dire que nous étions en chantier. Toutes les deux. J'y reviendrai peut-être, mais pas maintenant.

Depuis qu'elle est revenue au Cap, donc, avec ces histoires savoureuses dont elle nourrit mon imaginaire à toute heure du jour, l'âme des lieux me prends entièrement et ma tête exulte des histoires qui surgissent sans crier gare, particulièrement lorsque je passe dans une lumière propice ou dans les ombres qui roulent dans la lise effondrée des berges. Depuis qu'elle est revenue au Cap, ce que j'aimais d'elle devient le centuple parce que je la connais cent fois mieux (est-ce possible?) et sous différents jours. Tous les gestes que nous posons pour habiter les lieux et les embellir consolident notre amitié beaucoup plus sûrement que ces dizaines de soirées qu'on aurait pu passer dans les bars à deviser sur nos réussites ou nos écueils, ou à errer en ville, tout simplement.

Par exemple, quand nous descendons ensemble à la rivière pour faire le ménage munies de nos bottes de pluie, de coupe-branches, d'une bouteille de blanc et d'un plan tacite sur ce que nous voulons créer d'espace, je me laisse atteindre. Par le bonheur. Par l'impression incomparable de redonner vie au courant, de libérer d'un écran de pins morts un tronc double dont les racines trempent dans une mare aux fées ou une cascade rigolarde dissimulée sous des arbres qui ont glissé en se séparant. Je pense au bruit de leur chute et à l'aspect inquiétant de leurs ramifications sectionnées. On dirait les doigts crochus de deux cadavres immolés. Leurs grands corps allongés s'inscrivent dans le paysage comme les stèles nervurées d'une vie foudroyée. Peut-être que je dramatise, aussi, et que leur coeur était tout simplement trop lourd pour le sol friable de ce champ de météorites. Je ne veux pas qu'on les enlève. Je veux que la rivière se moule à leur peau dure et à tous les membres qu'on laisse tremper dans les bouillons. L'eau, le bois et le feu. La pierre et l'air. Tout ça me donne l'impression d'avoir les jambes enfoncées dans le sol jusqu'aux cuisses.

Je lance des poignées d'humus et de champignons, je me jette dans l'odeur de décomposition des branches mortes, je m'érafle volontiers les bras, je remplis mes bottes d'eau glaciale. Je la regarde, mon amie, dessiner en pensées son îlot près de la grosse roche avant d'attaquer en hurlant les branches trop lourdes, les casser en rugissant du ventre et de la gorge. Je l'imite en sautant sur le tronc mort d'un tremble rabougri de tout mon poids, une fois, deux fois, trois fois avant qu'il cède et que je dégringole sur les cailloux en riant. Nous trinquons à ce moment complice et libérateur, les fesses posées au milieu de l'île. Je vois les colonnes évanescentes de nos deux feux s'élever contre la verdure comme des murs de ces pensées délétères qu'il faut laisser partir pour trouver un équilibre; je songe brièvement à une espèce de rituel chamanique de purification. Passer des jours entiers avec elle à travailler la terre est ce que j'ai de plus précieux dans ma vie en ce moment.

Ensemble, nous défilons les histoires qui sont cousues à nos lèvres. Celles qui viennent des racines. Des siennes, des miennes et des nôtres. Celles qui trempent dans une eau stagnante qu'on peut déranger d'un coup de botte ou en déplaçant seulement les pierres.




jeudi 17 septembre 2009

Au Cap 21: détails






Ils portent attention aux détails. Mon inhabituelle retenue les taraude; ils m'observent du coin de l'oeil, font (sûrement) des messes basses dans le cagibeau quand je m'éloigne, ils me jaugent pour savoir si j'ai besoin de leurs bras ou d'espace. Ils me laissent filer pendant des heures dans la clairière avec un manuscrit et une courtepointe, partir à la recherche de la lumière déployée entre les lattes des cabanes, arpenter le jardin de fleurs sauvages et l'allée des érables. Ils me laissent les berges de la rivière, le côté nord de la grange, le sous-bois ombragé, les cimes fantomatiques de la montagne des coyotes. Mon amie glisse discrètement dans ma paume un joint à fumer près du caveau à légumes. Ils me laissent retrouver mon rythme et ces parties de moi que j'égare sur les routes. Ou même chez moi. Quand ils croient le moment venu, ils m'assoient sur une chaise droite devant eux dans un rayon oblique. La poussière lutine dans l'air chaud des braises et elle danse en contre jour devant leurs visages. M* se berce doucement les genoux relevés, la tête appuyée sur la cuirette turquoise de la berçante de son grand-père. B* se frotte les fesses contre le coin de la truie en se massant les reins, remet une bûche de bouleau et vient s'asseoir devant moi. Vodka/Jus de framboises et canneberges/eau pétillante avec cinq glaces. Ils me regardent. Ils me voient.

Ils me rattrapent au vol. Ils font fondre mes défenses en même temps que les vieux clous rouillés des planches mortes qu'on extirpe des cabanes pour les brûler dans le grand rond de feu de la clairière. Ils me tirent vers eux lentement, me tirent entre les joints des murs sans m'écorcher, ils me ramènent à nous. À moi. Avec un mot ou deux. Avec une assurance tranquille et la science infuse de mes failles. Juste comme ça, à une heure de l'après-midi, ils perforent ma surface d'étang gelé pour faire apparaître un sourire en demi-lune, pour que s'évadent les soupirs dont ils veulent que je me libère comme on crève une grosse bulle d'eau au plafond. Ça coule cinq minutes, dix tout au plus, leurs mains en coupe sur mes épaules et mon nez dans les cheveux fins de ma mie qui sentent les floralies et l'odeur indescriptible d'une vieille tendresse. La joue collée au torse noueux de l'homme des bois, sa main droite pressée sur ma nuque et la gauche sur l'omoplate. Pour la première fois depuis des semaines, je respire normalement. Leur tendresse me donne envie de pleurer de soulagement mais je me retiens. Fini les larmes.

Je voulais traverser mon deuil toute seule mais je m'y suis très mal prise. À force de rassembler en silence mes idées, mes émotions contradictoires, ma honte de l'échec et la sensation de perte immense, à force de vouloir renier le sentiment d'abandon, la fragilité qui revenait me surprendre et la déception cuisante, je m'étais isolée dans une colère butée où personne n'avait de place. Pas même moi. Ils l'ont senti beaucoup mieux que moi.

Ils proposent une chasse aux champignons. Ensuite, on ira transplanter les fougères et le couvre-sol dont j'oublie le nom. On fera une bataille de feuilles mortes, une sauce à spag' sur la truie en sirotant une bouteille de rouge, une séance de photos de la Pomponne déguisée en princesse africaine, puis on ira se coucher dans la fraîcheur des draps qui ont battu au vent tout l'après-midi. Je retrouverai la couette de plume de mamie et mes draps léopards. Les rideaux de dentelle qui laissent passer l'aube pour ne pas que je me réveille trop tard, la quinzaine de cailloux roses amassés sur la grève au début de l'été et un repos plus serein que toutes les nuits du dernier mois.

Il suffit de porter attention aux détails.

Et il suffit qu'ils soient là pour me le rappeler.

mardi 8 septembre 2009

Soliloque

Je préférais passer du temps avec lui que devant mon ordinateur à chercher comment décrire le bonheur sans tomber dans le piège si évident de la mièvrerie. Un ami m'a dit hier: "Tu écris bien mais tu n'es pas écrivain ni intello". Il a raison. L'acte d'écrire n'est pas aisé, et mon univers tournait si brusquement autour de lui que j'avais toujours envie de raconter l'amour qui revenait me prendre passionnément contre un cadre de porte. Après des années de ces ébats creux qui jonchent le deuil d'un grand amour, je retrouvais la sensation incomparable de le désirer comme un homme de ma vie. Je m'autorisais à moitié à évoquer ici le lieu si commun d'une histoire qui prend forme, parce qu'elle méritait un cocon. Alors il n'avait pas tors d'attribuer mes absences d'écrivaillonne à son entrée dans ma vie.

Je me déroulais sous ses regards. Je délaissais un peu ma sauvagerie pour lui permettre d'investir l'espace qui sépare les volutes d'une carapace. Quand ses lèvres n'étaient pas en train de dévaler mon ventre, je nous construisais une histoire à pas feutrés, une de celles qui débordent des draps pour sortir se promener. Qui fait l'épicerie, des séances de photos en pleine nuit, qui dévale des centaines de kilomètres pour souper dans un pub de Rimouski, marcher en montagne ou visiter la famille. Qui organise des partys d'Halloween ou une galette des rois, invente des recettes le dimanche, joue au Scrabble créatif, aux cartes, aux dés, qui explore le sexte tantrique, le massage suédois en cabine double, qui va au ciné-parc, aux danseuses, aux matchs de baseball ou de soccer, aux compétitions de natation, au chalet des amis de temps en temps, qui lit dans le grand fauteuil, raconte sa semaine devant un Saint-Émilion le vendredi, s'empiffre de pâtes au canard, se caresse en silence pendant des heures, se découvre entièrement, se mouille, se confie, se libère. Je voulais (continuer de) vivre avec lui une histoire qui existe, comme les autres, avec son lot de chances, ses soirées mornes et les disputes qu'on jette par les fenêtres quand tout est dit. Je regrette le temps qui nous a manqué. Mais pas celui que nous avons eu. Bien sûr que non.

J'ai simplement du mal à me départir d'une intimité aussi riche. Depuis qu'il a quitté mon appartement, je me sens dépossédée, en sevrage, je me sens triste mais aussi très forte. Je sais que je m'étale mais il n'y a qu'ici que je me permets de le faire, à l'abri de ma page, dans un espace si vaste qu'il s'apparente au néant ou à l'infini. Il y a quelque chose qui me taraude et me fait tenir tête, une certitude qui s'inscrit en aparté, l'impression qu'il s'agit peut-être juste de réinventer l'histoire et de la vivre autrement. Peut-être qu'il ne nous faut pas être officiellement en couple pour construire une relation tenace? Peut-être qu'une fille de la route et un gars de la mer peuvent être heureux dans l'espace entre deux points, entre deux lits, entre deux vies qui se rejoindraient mieux ailleurs que dans la routine?

Mes amis me suggèrent de laisser filer cet amour. Il y a des minutes ou je tente de m'en convaincre aussi, mais le reste des heures m'attire irrémédiablement vers lui. Je peux me tromper. C'est sûr. Mais j'ai très envie de nous. Alors je crois que je vais le lui dire.