mardi 1 juin 2010

Il ignore encore pourquoi il s'est tant cramponné à son regard. Peut-être parce que la couleur de son iris lui rappelait la sphaigne parsemant le faîte des collines près de la maison de son grand-père. Un vert mousseux et délicat, nuancé par la brume et les rosées lors d'une soirée de giboulée, son foulard rose sous ses lèvres dessinées au gloss. Il y a vu le dessin d'un estuaire qu'il avait pris en photo. Il est allé vers elle sans se poser de question. Il lui a simplement dit à quel point il la trouvait belle.

Ils ont fermé le café où le vin chaud transpirait la cannelle. Sa main a serré ses longs doigts frileux et se sont emmêlés à la mèche qui tombait sur son front. Elle l'a suivi dans son appartement sous les toits, les murs de briques et la lueur des flammes servant de paravent à sa nudité émouvante. Il est devenu fou d'elle en quelques heures. Il voyait son corps blême comme un refuge au bout de ses jours. Elle remplissait tout l'espace et débordait même par les fenêtres. Elle s'évaporait en faisant claquer les volets, glissait le long des corridors et tapissait les murs de chaque pièce comme un fantôme vivant dont il ne se départissait jamais. Il voulait respirer en prononçant son nom et s'endormir contre les traces que laissaient son corps dans les draps lorsqu'elle était absente.

Il prenait plaisir à lui concocter des sandwitches au filet mignon et des caris de poisson assaisonnés d'épices aux noms imprononçables. Il lui servait des fromages coûteux accompagnés de vins qu'ils découvraient et notaient ensemble dans un cahier rouge, préparait des petits plats d'olives provençales, berçait des homards vivants avant de les plonger dans l'eau bouillante en souriant de toutes ses petites rides de rire qu'elle embrassait avec des lèvres parfumées au porto blanc-tonic. Il s'asseyait près d'elle pour lui toucher la cuisse en parlant, marchait en lui posant une paume protectrice sur l'omoplate, l'amenait pique-niquer sur les portes de la ville et randonner dans les montagnes pour qu'elle sautille sur les pierres rondes et chaudes d'une rivière qui ressemblait à ce qu'elle était.

Insaisissable.

Elle était diffuse. À la fois gaie et terriblement triste, présente et curieusement lointaine. Affectueuse sans avoir l'air amoureuse. Il passait de longues minutes à l'épier du coin de l'oeil pour essayer de saisir les modulations de son humeur. Elle était imprévisible et déroutante comme un ciel de mars. Ses yeux changeaient souvent de couleur et de direction, ils se perdaient dans un vide inquiétant où il n'avait jamais accès. Jamais. Elle se repliait et disparaissait sous un coussin du divan sans qu'il puisse tendre la main pour la retenir. Il ne pouvait qu'attendre qu'elle revienne de ses périples intérieurs. Elle ne partageait jamais les images qu'elle en rapportait, parlait à demi-mot des passages qu'elle traversait, écrivait dans ses courriels quelques phrases imprécises sur un vague-à-l'âme qu'elle ne définissait pas davantage. Il soupirait en refermant son laptop. Pour une raison qui lui échappait, il avait du mal à la laisser s'enfuir. Ou carrément partir. Il espérait qu'elle parvienne au bout de sa peur, au bout de sa peine, et que son visage y soit pour quelque chose. Qu'il fasse office de lanterne, peut-être, ou de port, sait-on jamais.

Il voulait continuer de l'embrasser sous les fleurs de l'allée d'arbrisseaux qui menait à chez elle, quand elle montait sur une chaîne de trottoir pour parvenir à le prendre dans ses bras sans lever la tête. Il voulait continuer de la regarder dormir le nez enfoui d'une curieuse façon dans un repli de drap qu'elle froissait dans sa paume comme une douillette d'enfant bordée de satin. Il voulait la regarder lire quand elle pleurait à la fin d'un chapitre ou qu'elle vociférait contre un des personnages. Elle lui parlait toujours d'eux comme s'ils existaient. Elle lui disait: "Tu ne sais pas ce qui est arrivé à Laura.." et elle s'emportait en décortiquant une pistache, crachait les écailles dans sa main et continuait sur sa lancée en pigeant dans les plats qu'il cuisinait. Il coupait l'ail en l'écoutant, heureux qu'elle partage ses émois de lectrice avec lui. Son univers était si vaste qu'il avait l'impression de s'y perdre.

Il avait l'impression de se perdre dans les silences qu'elle imposait. Dans les fuites, les regards oppressés, les colères soudaines, les gestes qu'elle n'attendait pas. Il retenait sa main, son souffle et son amour. Quand il marchait sur les quais à l'heure du dîner, il s'efforçait de descendre en lui pour trouver le point d'ancrage entre ses désirs et la réalité. Il s'installait sur un banc avec son sac de pain rassis et en tirant les miettes aux oiseaux, il réfléchissait. À elle. À lui. À la jalousie, à l'absence, à tout ce qui n'était pas dit. Aux crises inutiles, aux discussions vides, au fracas des mots qui sortent du lit et aux réveils douloureux. Il essayait de voir qui elle était au-delà de la femme magnifique qui avait kidnappé son corps en arrachant son coeur au passage. Il ne voyait plus rien tellement elle avait brouillé l'air de ses battements de bras. Il était comme un plongeur dans une mare vaseuse; le nez collé à la surface, la bouche scellée.

Quand il est revenu ce soir là, elle l'attendait sur le pas de la porte. Ses cheveux longs tombant sur une seule épaule, sa jupe noire comme une tulipe à moitié endormie autour des mollets. Elle était assise sur la quatrième marche, son baluchon posé près d'elle. Elle mordillait son bracelet de cuir pour le desserrer. Ses faux-cils battaient vite, comme pour chasser des larmes qui viendraient plus tard. Elle avait l'air d'une femme exposée dans une galerie, sur une toile tragique et lumineuse. Il s'est arrêté pour la regarder quelques secondes. Il a ouvert les bras en signe de reddition, lui a fait signe de se taire et de venir contre lui. Il a respiré ses cheveux, son cou, la naissance de ses seins, il a passé ses mains dans son dos et sur ses fesses, il a froissé sa jupe entre ses doigts impatients. Il a fermé les yeux contre sa joue gauche en caressant son bras doucement, puis il l'a vaguement repoussé en lui disant: Vas-t'en.

Elle lui a dit: Tu m'abandonnes?
Il a répondu: Tu n'as jamais été avec moi...

dimanche 23 mai 2010

Au Cap 25: 61 B, chemin de la Grive


Une grive a élu domicile derrière la cabane du fond de la Clairière-des-Sorcières. Son adresse est le 61 B, Chemin de la Grive. Logique. L'espace entre la vieille bicoque mystérieuse et la seconde Dompe-à-Roland lui est depuis entièrement réservé. Dès l'aube, elle nous sonne les roucoulements du réveil à intermittence et on la voit ensuite passer en trombe à toute heure du jour. Ses battements d'ailes ressemblent à ceux d'une chauve-souris. Le silence qu'on vient recueillir en travaillant dans le sous-bois est continuellement hachuré de sa voix de grelots. Mignonne comme celle d'une âme qui viendrait s'immiscer dans notre cou en griffant de ses pattes minuscules la petite peau tendre exposée au soleil qui filtre entre les vinaigriers.

Le Cap est réveillé. La rivière montre son visage un peu chiffonné d'avoir soutenu tout l'hiver les vieux trembles et les cèdres éclopés qui ont rendu l'âme dans ses bras. Les Montagnes-des-Coyotes éclatent en petite verdure tendre, la terre a soif, les cabanes sont presque vides du bois qu'on avait cordé pour alimenter la truie. Les chevaux sont revenus au pâturage, l'abreuvoir des colibris a repris sa place devant la fenêtre de la cuisine, la marmotte chafouine a déménagé ses pénates dans la corde de bois, là-bas, dans le sous-bois à Godin. La table est installée au soleil. Le potager a une nouvelle clôture en treillis. Les chevreuils ont labouré les tulipes naissantes de leurs grosses dents voraces alors on s'est vengé en transplantant les bulbes ailleurs, pour voir. L'espace est rempli des cris des mômes qui jouent à la cachette progressive. Impossible de les retrouver alors qu'ils bougent continuellement sur ce terrain de jeu immense. On les laisse courir en profitant de la chaleur sur le balcon le temps d'un verre de rosé, entre deux corvées qui n'en sont pas vraiment.

Sinon, pour passer du coq à l'âne, j'ai arrêté de fumer. Mon corps est un gouffre, ma tête est un ravin et mes mains sont des paluches maladroites qui cherchent comment aspirer autre chose que de la boucane. J'ai jeté mes cendriers, mon briquet, mes allumettes et je me propulse dehors à la moindre occasion. Je dors mal, je bouffe une botte de céleris par jour, je sors sur le balcon respirer, je me mords la petite peau des pouces, je claque une porte ou deux à l'occasion, je pleure subitement pour un rien ou pour tout. Je quitte la fumeuse en moi en l'abandonnant partout, mais surtout au bord du Fleuve. Je suis très fière de moi. Je peux l'admettre?

L'espace habité par la Grive était celui qu'il me restait à apprivoiser.

dimanche 9 mai 2010

Des nouvelles d'outre-tombe

Il y avait des années qu'il ne lui avait pas parlé. Ils avaient eu une de ces relations qui imposent un silence salvateur quand elles se terminent, quand il n'y a que l'absence pour colmater l'absence soudaine de l'autre. Des centaines de jours pendant lesquels ils avaient quotidiennement pensé l'un à l'autre en se demandant quel courage naîtrait du néant qu'ils s'imposaient. Un lieu ouaté et clos à l'abri du monde vivant pour laisser les dix années de leur histoire appartenir au passé, laisser la mémoire de leur corps retourner aux draps jetés depuis longtemps. Laisser aussi l'amour finir de se décomposer pour déposer ses pelures et ses poussières en tapis sur les parois de leurs visions anciennes. C'était un grand désert de sel brûlant la plante des pieds, de sable aussi, piquant parfois les yeux lorsque la colère remontait soudain. Un lieu indécis où les marées charriaient des odeurs de racines et le vent, le parfum iodé des larmes. La somme de leurs images respectives remplissait assez d'espace pour qu'ils puisses parvenir à se toucher à nouveau, un jour. Du moins, il l'espérait.

Ils se sont retrouvés devant un café, muets et émus d'avoir enfin franchi la barrière qui s'était élevée malgré leur histoire, ou à cause d'elle. Le regard accroché à ses longs cils, il constatait qu'elle n'avait pas changé. Elle avait peut-être maigri un peu et ses cheveux étaient plus courts, mais il voyait la même fraîcheur dans son sourire. Il était soulagé de pouvoir boire son bol de cappuccino sans trembler, de ne pas avoir envie de fumer une cigarette après l'autre ni de souhaiter quelque chose de plus fort pour contrer l'état dans lequel il avait eu peur de se retrouver. Il avait eu peur de glisser dans son parfum et de ne pas pouvoir se relever, cloué au sol par les remugles de sa peau. Il n'en n'était rien.

Les pieds enroulés autour des pattes de sa chaise, il apprivoisait l'instant. La musique était inaudible sous les propos qu'elle tenait, il la voyait avancer vers lui à mesure des phrases qui étalaient leur douceur sur les cicatrices mal refermées qui élançaient encore certains jours. Il trouvait enfin réponse aux questionnements aveugles qui avaient durci sa vision du passé. Il pouvait lui raconter des tas d'histoires, lui parler des changements survenus en lui, des traces laissées par son départ, de son coeur qui avait recommencé à battre. Il pouvait tout lui dire. Elle avait été si proche de lui qu'il suffisait de remonter la source à pas lents.

Tout avait changé, bien sûr. Mais le lieu infini où il l'avait relégué pendant toutes ces années n'était plus clos. Lorsqu'ils se sont levés après leur deuxième café, l'idée du pardon planait entre les bols vides.

dimanche 21 mars 2010

Objects in mirror are closer than they appear


J'ai croisé des centaines de corbeaux posés dans les champs grignotés par la neige sale des versants ombrageux. Ils croassaient dans les congères en picorant les mottes de fumier qui dégèlent. La fenêtre grande ouverte, j'entendais leur voix noduleuse et je sentais l'odeur prenante de la merde qui se déplaçait comme les bancs de brume au faîte des arbres fauves. Un chemin boueux menait à une masure framboise écrasée. De la fumée sortait d'une cheminée de traviole, avec des briques dérangées par les vents et le stuc érodé par l'âge. Près du garage, un caveau à légumes écrasé par la dernière tempête de février. C'est un printemps précoce qui m'amène à ralentir et à observer mieux. Je n'avais jamais vu cette fillette blottie entre Rivière-du-Loup et Trois-Pistoles. Je l'ai suivie des yeux pour engranger les images, au risque de rater la courbe et la camionnette de la Croix-Rouge qui arrivait en sens inverse. Le fleuve était turquoise, le soleil planait de biais, mon manteau d'hiver sentait la fin des grands froids qui ne sont jamais vraiment venus.

J'avalais la musique avec des gorgées de café tiède, le volant dirigé par mon genou gauche. Depuis 10 jours, je m'enroule dans les livres pour oublier que je ne dors pas. Je me délecte à la chaîne de 5 piles de romans accumulés dans les dernières semaines, dispersés par genre sur ma table de salon. Entre un vase de bambous et des roses teintes offertes par mes amies. C'est à elles que je pense en roulant, aux personnages qui influencent mes passions muettes et aux phrases qui naissent de moi, que j'aimerais relier par les fils ténus que je ne vois pas encore entre eux.

J'ai des envies secrètes de vacances en solitaire dans une cabane près de l'eau, avec un thermos pour les litres de café au lait, une caisse de vin, la vieille robe de chambre verte de mon père, un laptop sans accès internet, un seul roman pour ne pas trop me perdre ailleurs et toute ma tête pour enfin creuser aux endroits que j'évite par fausse pudeur et par peur. J'aimerais qu'il pleuve pendant deux semaines, qu'il y ait du tonnerre la nuit de la brume un silence effrayant pour que je puisse enfin entendre les voix que je tais parce qu'elles me dérangent tout le temps.

Les ombres tombent dans les anses du Bic comme des huards plongeant. J'entends le plouf qu'elles font en s'étiolant à la surface. J'arrache des battements à mon coeur qui se la joue en sourdine et j'accélère dans la pente pour dépasser le grand-père qui tire un trailer dans la voie de gauche. La marée est basse. Entre la rive et l'île, un champ de roches éparses comme une chair de poule à la surface de l'onde. À force de rouler toujours, je ne sais pas si je m'approche de moi où si je m'en éloigne. J'ai souvent l'impression d'être dans mon angle mort et de devoir tourner la tête pour me voir passer en trombe comme une ombre insaisissable. Je cherche la réponse autant dans les livres qu'ici. J'imagine qu'elle est plus proche que je ne le pense.

lundi 8 mars 2010

Ludovik


Ludovik est le gardien d'une cabane de jardin à ciel ouvert. Son domaine moutonne par les soirs de grands vents, les marées chahutantes l'ont fait bien vite se replier près de l'évier en inox de l'aire de travail, près d'une radio qui joue en permanence pour rameuter les étoiles. La plus brillante s'appelle Diane. Il garde un oeil plissé sur elle, qu'il épie de loin depuis qu'elle a quitté la Terre. Celle qui était sa maîtresse depuis longtemps s'est envolée en 8 jours à peine, transbahutée dans les nuages par une meute de crabes machiavéliques qui ont pincé ses mèches blondes une à une pour la tirer vers l'espace et le temps infini des deuils obligés.

Ludo est le gardien des enjambées qu'elle faisait sur la grève par les aubes et les orages. Sa manière de rire s'est imprimée dans ses rétines et depuis l'absence de sa voix, il est figé dans le formica orange près des miroirs tavelés de gouttes de pluie. Dissimulé dans l'ombre, il veille sur l'amoureux qui arpente la rive dentelée de glace, la tête baissée. Il garde ses souvenirs imprimés sur des plaques de bois peintes et ornées de fleurs, protège la pointe des ciseaux et le bout pointu des pics, isole le plat des massues et le fil des exactos suspendus. Quand tout le monde dort, il se pelotonne dans les anciens pots de terre cuite, se frotte les pieds sur son porc-épic de laine rêche pour enlever la glaise de ses semelles et il respire l'odeur de la citronnelle qui émane du récipient à demi-ouvert près de son nez. Ses yeux coulent tous seuls, il n'y peut rien. C'est ainsi que se creusent les sillons qui modulent ses joues et le coin de ses paupières.

Il épelle chaque lettre de son nom en silence quand les marées charrient des têtes de phoques près du ponton. Les couchers de soleil sont des rubans qu'il voudrait saisir pour aller la rejoindre; il pourrait alors lui raconter les mots qui parlent d'elle, les conversations gênées près du barbecue, les questions qui fusent comme des étincelles sur la berge pendant les feux de camp; il pourrait la rassurer sur la part de son âme qui demeure vivante dans les plates-bandes entre les roches-coeur, sous les racines découvertes du grand pin, près de la croix blanche enfoncée dans les minuscules coquilles vides qui la retiennent, dans les crèmes et les parfums qui embaument la salle de bain du bas. Dans les cheveux de son homme, surtout, et dans chacun des rires qu'il dirige vers les vagues en parlant d'elle avec l'amour qui fuse de la résignation, du dépit, des rêves encore fasseyants et de la douleur qui survient beaucoup trop tôt.

Ludo est le gardien d'une maison rouge plantée sur un tas de rochers exilés. Son regard m'a dit qu'elle était là, près de la clôture et sur le rond du poêle à bois, dans un cadre et même dans ce vase qui est tombé subitement pendant qu'on dansait à minuit. Elle était perchée sur l'épaule de son amoureux pendant qu'il cuisinait les filets de porc au pesto, qu'il changeait nos draps en déposant des serviettes pliées sur la courtepointe, dans les algues dodues qui éclataient sous nos pieds en couinant et dans l'ombre des échelles d'où sortait une vapeur inattendue au petit matin.

Son teint crayeux sous la lune m'a effrayée. J'avais peur qu'il escalade le silence pour m'empoigner le foulard de ses petites mains blanches et qu'il souffle sur mes joues des mots que je n'étais pas prête à entendre. J'ai posé ma mitaine droite sur sa tête, une rouge à pois blancs tricotées par ma grand-mère, et je lui ai demandé de se taire. Il m'a fait un clin d'oeil et je me suis servi un gin tonic. La musique continuait de jouer en sourdine, les bûches flambaient dans le fort de neige près de la rive. Une étoile brillait au-dessus du grand pin. C'était Diane. Il l'a regardée toute la nuit.

mercredi 3 mars 2010

Loin sur la route fermée

C'est une tempête de vent qui la cloue au comptoir. Loin sur la route fermée entre quatre shooters de Jack-abricot et des yeux d'acier comme le fleuve qui moutonne inopinément en cette saison. Une bourrasque qui l'emprisonne tout à coup dans ses bras, qui la dévore, la déshabille près de la patère de l'entrée. L'odeur du fort et une barbe de trois jours qui lui arrache les joues. Un glacier géant qui fond lentement à ses pieds en laissant des larmes sur ses genoux, qui se défait en morceaux pour entrer dans son nombril, dans le creux de son coude et dans son ventre. Ses doigts striés sur ses fesses derrière le rideau, deux boucliers arrachés devant ses seins et des cheveux fins épars sur les paumes qui luisent comme des étoiles de mer. Mouillées. Des accrocs sur la peau en signes vitaux qui perlent au-dehors d'eux et les battements toujours du ciel qui s'acharne sans venir. Pour couvrir le fracas de leurs âmes désarmées.

Son corps fébrile étalé. Sa respiration brûlante sur les esquarres qu'il efface à mesure qu'elles s'impriment comme des empreintes bleues de condamné. C'est ce qu'il est à ce moment précis: prisonnier des lueurs qui apparaissent entre chaque grain de beauté. Ses pupilles entre les cuisses ouvertes pour que déchirent la pénombre et la brume les montagnes naissantes. C'est une tempête de vent qui l'emprisonne là. Loin sur sa route fermée entre d'autres shooters de Jack-abricot et des paroles tracées avec de la bave et du sperme, des mots qui grognent au ras le tapis, qui entrent en ressacs dans sa tête par d'autres voies et qui la touchent aussi sûrement que les lèvres gloutonnes qu'il referme autour de ses cils.

Deux barques arrimées dans la glaise des odeurs qui flottent. Entre les draps des mouvements arrêtés et le silence hébété d'une tempête qui s'achève. La route qui s'ouvre pour la laisser partir. Des yeux d'acier qui restent clos pour tenter de la retenir.

jeudi 18 février 2010

Monsieur C. (Miroir à Charlie Grogne)

Monsieur C. est un être redoutable. Lorsqu'on le rencontre pour la première fois, on remarque d'abord ses yeux clairs, sa bouche aux lèvres sensuelles, ses mains de pianiste. On se laisse séduire par sa voix radiophonique d'animateur de nuit. Il semble nanti d'une culture générale idoine à sa profession et de passions multiples dont il remplit ses soirées et ses week-ends. On ne peut qu'abonder dans le sens de ses jugements qu'on trouve éclairés, on craque pour le tonus de sa conversation et pour le charme qu'il laisse glisser sur les bras des femmes.

Monsieur C. est en réalité un imposteur. Quand on le connaît mieux, sa prestance se change en snobisme et son charisme ne tient à rien d'autre qu'à la suffisance qu'il affiche devant ses pairs. La confiance qu'il dégage ne sert en réalité qu'à dissimuler un être profondément malheureux dont les misères anciennes autant que récentes sont cachées derrière une moue constante. On découvre rapidement un homme hautain, condescendant et misogyne qui ne s'attache visiblement à rien ni personne puisqu'il anéantit d'une parole cassante toutes les passions dévoilées. Qu'on relate un voyage, un souper fabuleux dans un restaurant 5 étoiles, une virée en camping, qu'on parle d'un chanteur qu'on a vu en spectacle la veille, d'un auteur qui nous a bouleversé, de nos croyances, nos désirs, de toutes les flammes qui peuvent animer la vie, peu importe ce qu'on peut dire, rien n'est jamais ASSEZ. Il descend en flamme toutes les beautés du monde et réduit à néant la plus minuscule tentative de se rapprocher de lui. Il est impossible de l'atteindre, le comprendre, de le "charmer" ou l'intéresser un tant soit peu. Ses passions n'en sont pas puisqu'elles ne servent qu'à dorer l'image que les autres ont de sa vie. Il n'affiche jamais de compassion ni aucune joie sincère. Il semble englouti dans une bulle mauve foncée de désintérêt envers tout ce qui n'est pas luxueux, pompeux et socialement affichable sous des néons grandiloquents.

Je n'arrive pas à comprendre pourquoi ni comment il a réussi à se faire aimer d'une femme. Il est improbable de l'imaginer faire la cour, pas plus qu'il n'est possible d'envisager que quelqu'un accepte de vivre sa vie avec un être aussi dénué de vie. Tout en lui déjoue l'amour et l'affection. Il est le plus grand éteignoir que j'aie jamais rencontré.

Je ne lui trouve hélas aucune qualité sinon celle de parvenir à se liquéfier devant les gens qui lui rapportent de l'argent ou de qui il attend quelque chose. Il devient alors mielleux, coulant comme un brie laissé trop longtemps au four. Il serpente autour de sa proie, visqueux comme un larbin mort de trouille, le fiel lui coulant le long du menton pour dégouliner jusqu'aux pieds de celui ou celle qu'il veut prendre dans son filet. Il dissimule sa haine pour arriver à ses fins, puis il retrouve son masque noir, ses pensées fumeuses et sa grogne innée. Il est grandiose de le voir changer de ton et d'attitude selon à qui il s'adresse, passant d'un air sec et totalement désintéressé à une soudaine gentillesse qu'il exprime en ondoyant comme une brume fine. C'est un spectacle désolant qui me lève le coeur.

Je suis heurtée par chacun de ses agissements. Par le ton qu'il utilise pour s'adresser à moi, ses regards fuyants, les soupirs impatients qu'il m'envoie sans cesse au visage, ce qu'il dit de mon travail et de mes passions. Par la manière dont il m'interrompt constamment, par ses rires désabusés et narquois que je reçois comme des gifles que je ne peux pas rendre. Il parvient à étaler sur moi un goudron poisseux qui m'ensuque aussi le coeur. Je dois faire preuve de beaucoup d'abnégation pour ne pas éclater et lui jeter la hargne qu'il provoque en moi, pour ne pas l'éreinter et lui dévoiler tout ce qu'il suscite de colère, d'incompréhension et de dégoût. Si je le faisais, il aurait gagné. C'est hors de question.

Monsieur C. est un homme que je ne peux pas sortir de ma vie. Il est un défi, une constante bataille et un mystère.

vendredi 5 février 2010

Une histoire simple

Elle est sur un train. Elle fait la liaison Montréal/Windsor pour la troisième fois ce mois-ci. C'est une soirée plutôt calme; les passagers dispersés ne sont pas exigeants. Sauf peut-être cette vieille Italienne paralysée du bras gauche qui l'appelle de temps à autres en s'excusant à chaque fois d'un étrange sourire. Elle l'a aidée à plusieurs reprises à extirper de son sac ses lunettes à chaîne dorée, son roman (La délicatesse, David Foenkinos, NRF Gallimard), ses mouchoirs, ses revues de mots croisés et son foulard, qu'elle lui a même mis autour du cou avec douceur. C'est une brave fille. Elle distribue les sourires en servant leurs boissons aux hommes d'affaires. Ils ont desserré leur cravate, ouvert leur laptop sur des tableaux compliqués qu'elle ne regarde même pas par-dessus leurs épaules. Elle est un peu distraite ces temps-ci. Un nouvel homme est entré dans sa vie, qui lui écrit des poèmes en cachette pour les dissimuler dans son sac à lunch, entre le sandwiche et les brochettes de fromages en cube qu'il lui confectionne aussi dès son réveil. Elle songe à toute la place qu'il a prise depuis le premier saut au lit. Quand ils ont décidé au même instant de se consacrer l'un à l'autre sans se poser d'autres questions que ces énormes battements qu'ils entendaient entre leurs peaux. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas vécu une histoire simple.

Il fait noir mais elle connaît le paysage par coeur depuis le temps qu'elle trace sa route en ligne droite sur les rails silencieux; elle sait exactement où ils se trouvent et elle appréhende avec un léger pincement l'arrivée dans la chambre d'hôtel confortable mais froide où il ne sera pas. Elle ne sait pas trop ce qu'elle fera de son bras gauche quand elle se couchera, ni comment elle ressentira le vide entre ses cuisses et contre son ventre crampé de désirs. Elle se dit qu'il est sûrement bien de prendre un peu de recul avec les soirées folles où ils éclusent beaucoup trop de bières en chantant et du vin en concoctant des pizzas maison avec les légumes frais du marché Jean-Talon. Qu'ils finissent de toute façon par laisser brûler alors qu'ils sont immobilisés sur le tapis du salon par la sueur qui les collent l'un à l'autre. Elle se dit que son absence sera comme un petit gouffre qui lui donnera envie de la rappeler à lui, de l'attendre avec une patience feinte ou de l'accueillir nu dans un corridor jonché de mots d'amour gribouillés sur des post-it jaunes.

Les fins de semaine où elle ne travaille pas, rien d'autre n'existe qu'eux dans l'appartement de la rue Bélanger. À peine s'ils sortent pour se ravitailler ou chercher des films qu'ils écoutent à moitié en se dévorant le corps. L'écho de leur solitude affective est étouffé, enfin. Les commerçants les reconnaissent déjà ou encore, ravis de voir la lumière sur son visage, enfin. Oh elle a toujours été gaie et pimpante, elle aime bien ses vieux amis du quartier à qui elle raconte des bribes de ses voyages nocturnes quand il y a quelque chose à en dire. Mais depuis un mois, ils voient dans son regard un éclat nouveau, un élan. Une langueur ravissante qui stimule leur imaginaire. Ils sont réellement heureux pour elle, ils en discutent au café en espérant secrètement qu'il ne la remplace pas trop tôt par une autre plus présente. Ils connaissent un peu l'état de son coeur et les ombres qui se logeaient sous ses yeux quand elle perdait ses hommes aux bras de femmes moins jolies mais plus libres. Elle était alors en colère contre son métier qui l'éloignait juste assez pour qu'ils l'oublient le temps d'une soirée qui s'étirait en jours suivants puis en semaines longues des silences qui la poignardaient. Pour la consoler ils lui disaient il ne te méritait pas et elle répondait par un sourire triste où s'allongeaient les mots je ne vous crois pas.

Elle entre en gare de Windsor la chemise entrée proprement sous la ceinture, sa valise à roulettes devant elle, son cellulaire à l'oreille. Il lui murmure une charade inventée pour lui faire deviner qu'en rentrant à l'hôtel, il sera là à l'attendre, nu dans les draps blancs, une bouteille de Bombay et du tonic sur la table de chevet. Il y aura un bain moussant, sa sélection de musique dans le I-Pod, des mets chinois dans de vraies boîtes de carton, des baguettes sans échardes et son parfum préféré sur l'os de sa clavicule et dans le creux des poignets.

Elle dit tu as fait toute cette route pour moi? Tu es fou! Il répond par un sourire silencieux où s'étalent les mot viens vite me rejoindre.

jeudi 4 février 2010

L'Idalgo (sans H)

Ce matin je roulais vers Sherbrooke. Les geysers de brume émergeaient des bosquets, paravents chinois derrière lesquels se déshabillait une bille blanche, lumineuse et nue. L'air était opalescent. Mes yeux aussi. Dans le miroir du pare-soleil j'avais mon visage de douceur, celui qui se compose quand je revois des images qui s'impriment dans mes fossettes, celui des jours où je souris toute seule en avançant à tâtons dans le brouillard mielleux d'un matin de février. Je pensais à lui.

Depuis qu'il est là, je tombe sans parachute d'un avion en vol pendant mon sommeil. Je vois la terre s'approcher, les champs fauves et les rivières lacées, je tombe vers elles, terrifiée. J'ai le souffle coupé par la peur et l'excitation, je suis rattrapée au vol par un avion blanc sans cockpit qui me fait faire des loopings jusqu'au réveil. Hébétée, mes draps en rade, le corps gelé dans ma chambre hivernale, je me recroqueville sur l'instant précis de sa rencontre et je le réchauffe entre mes cuisses.

J'ai l'impression d'être foudroyée et de lutter pour que le monde autour de moi recommence à bouger. Pour l'heure il suffit de profiter de l'univers qui s'élargit à son contact en avalant les bouffées d'air qui arrivent par surprise (en me collant les narines ensemble). Je sens qu'un personnage historique a fait son entrée dans ma vie avec son aura de comte espagnol, le genre d'homme qui peut contrôler une meute de chiens sauvages par la seule force de son regard. J'ai été scotchée par son charisme dès la minute où je l'ai vu, nonchalamment adossé à la clôture, les yeux luisants comme des glaciers sous l'aurore boréale. Les rides de rire qui s'éventaient jusqu'aux tempes, la fossette dans la joue gauche et cette barbe de trois jours aguichante, sa tuque brune de nain de jardin et son attirail décontracté de BCBG en goguette. Le genre d'homme qui, en ouvrant les bras, fait jaillir des personnages saugrenus et rieurs dont le babillage constant est un remède à l'ennui et à la médiocrité. Qui entre dans une pièce en apportant un vent qu'on voudrait mettre en bouteille ou nommer pour le reconnaître, sur lequel on veut s'adosser pour lire à la plage, qu'on veut laisser entrer par une porte double dont on rabat les volets sur le mur de pierre en disant: Entre. Fais comme chez toi. Installe toi là et reste tant que tu voudras. Il a ce je-ne-sais-quoi qui aimante les autres à son aura, une force tangible qui ébranle et attire inexorablement.

Mon E-pote l'a surnommé l'Idalgo (sans H).

Il n'est captif de rien -surtout de personne- il repousse les entraves qu'on veut lui accrocher aux poignets ou aux chevilles. Il préfère éviter la lourdeur, l'angoisse, les jérémiades et les manipulations de midinettes, les éclats inutiles, les questionnements vides, les retours sur images et les fantômes accrochés aux semelles. Il aime le courage des passages révolus autant que la force d'un coeur qui se relève seul de ses combats après les avoir menés de front. Il ouvre pourtant ses bras et sa maison à qui en a besoin, attentif aux bouleversements qui jalonnent la vie de ses amis et aux solitudes à soigner. Il y a toujours une chandelle allumée à sa fenêtre et une place de plus à sa table. Il a un coeur généreux qu'il distille à grande échelle pour être à la fois rassembleur et guérisseur. Son charme est sa bannière et ma croix. Il est désarmant.

Sa maison lui ressemble, évidemment. Un amalgame de tissus et de textures qui ont pris l'odeur de son cou et de ses vêtements. Il est bon de m'y réfugier après la route pour faire fondre le frimas et apaiser mon coeur de moinillonne quand le stress vient me ronger, la tristesse me faire ployer ou quand la colère teinte mes iris de fumée grise. Il aime les matières grèges et les lignes froides, le grain de la brique et celui du bois brut, les couleurs neutres et fauves, la verdure, la chaleur des couvertures douces et les motifs bariolés des paréos, les coussins profonds, les mandalas que forment les tessons de céramiques sur les tables basses, les bahuts qui sentent les années passées aux tiroirs un peu écorchés. Dans sa bibliothèque, des bandes-dessinées d'auteurs, des livres d'art, d'architecture, de design graphique, des classiques de la littérature française. Et toujours dans l'air des musiques inconnues dans lesquelles on s'enroule en buvant un thé blanc dans de délicates tasses japonaises.

Il se change parfois en ressac de plage graveleuse dont les petits cailloux se sauvent sous la plante des pieds en roulant; il revient en déchirant ses brumes se loger quelques heures dans l'aura que je lui réserve, puis il repart faire marcher ses fils en pyjama au plafond en les tenant à bout de bras, leur tête renversée dans des éclats de rire et des cris aigus de fausse peur. Il les berce de sa voix barytonne, leur raconte des histoires en laissant les personnages prendre possession de son corps, chante des berceuses qui traversent les murs en grondant doucement comme une chute à travers le rideau des arbres. Ses mains sont faites pour la taille des blocs de neige dont il tire des éléphants perchés sur des tapis de fakir, des vagues écumantes au mouvement aérien, des vaisseaux luttant contre le naufrage et des lutins nordiques. Il sait faire tant de choses avec elles qu'on dirait qu'il en est à sa douzième vie.

Depuis qu'il est là, j'arpente un nouvel îlot. Un univers que j'ai envie de parcourir en brandissant une machette pour avancer vers l'intérieur, là où les lianes sont emmêlées en fétus touffus. Je vois tant de choses à la mesure de ma personnalité dans les cercles concentriques de sa vie. A son contact je jauge mon courage ma détermination mon imagination mon humour ma tendresse l'ouverture de mon coeur et tout ce qui tourne dans ma tête. Je mesure mon indépendance ma liberté mon espace ma folie mes talents mes envies mes connaissances et ma foi. Je suis animée par la certitude d'avoir enfin rencontré un personnage de roman avec qui il serait bon de construire une histoire.

mercredi 20 janvier 2010

Sur la route, point.

Comme à mon habitude quand je vais souper là-bas, j'étais perchée sur le tabouret dans l'angle du bar, sous la mince douche de lumière propice à mes lectures déparées. Véra servait derrière, ses frisottis prenant les halogènes comme un tissu cousu avec les plumes d'une fratrie de poussins blonds. Janvier gelé sur le bord du fleuve, du jazz en trame de fond pour accompagner les confidences hachurées de la serveuse. Je souriais de l'inversion des rôles. Je préfère de loin en apprendre sur elle que de trop lui en dévoiler de moi. Ce n'est pas par manque de confiance en elle, mais plutôt parce que j'aime entendre les récits de sa vie. Elle possède une force insoupçonnée et des rêves touchants. À chacune de mes visites elle déconstruit les images que j'avais d'elle lorsque je ne la connaissais pas. Malgré sa fine ossature et sa silhouette mince, ses grands yeux verts sa voix de mezzo-soprano, elle n'est ni douce, ni timide, ni sage. Je la voyais comme une artiste alors qu'elle veut devenir comptable ou notaire. Je la croyais ingénue, elle a un passé de tigresse. Elle soulève des pans de sa vie qui m'émeuvent parce que derrière eux se cache une femme qui se bat continuellement pour défier la maladie. Pour l'empêcher de la prendre entièrement et de nuire à ses idéaux. Elle se refuse souvent aux hommes pour ne pas les apeurer. Elle évoque une discipline de fer pour justifier la peur que quelqu'un ne voit ses encoches et ses sursauts. Sa peau est lisse comme une porcelaine vernie. Derrière l'émail qui la recouvre se devine une fragilité qu'elle contrôle à la force de ses poings serrés. Elle est belle. Fascinante, même. J'aime qu'elle se précipite vers moi pour me serrer dans ses bras. Elle est un repaire sur ma route.

Dans le fond du bar, à demi affalés sur la table haute, quatre marins ivres célébraient la fin de six mois passés au large. Ils se payaient des tournées de Long Island Ice Tea à 25$ le verre pour maintenir le roulis sous leurs pieds, des shooters de Stinger et de Jägermeister (l'horreur), des bières et du vin; ma tête tournait juste à les regarder boire. Ils se faisaient insistants pour que je m'acoquine un des leurs. Steeve, en l'occurrence. Un gars ordinaire qui avait la diction pâteuse depuis un moment. La voix ferme de Véra les a dissuadés avant même que je puisse leur dire non. Je préférais continuer la lecture de mon roman (Les jumelles de Highgate, Audrey Niffenegger, ed. OH!) et commenter de temps à autre les émois de Virginie, la plus jeune serveuse de l'endroit. Une beauté naturelle aux pommettes saillantes comme les pin-ups de calendrier, les cheveux longs et fins aux vaguelettes fines, l'oeil en amande, les lèvres pulpeuses. Le genre de fille qui effacerait presque toutes les autres. Si. Elle est venue s'installer à mes côtés pour me conter ses rencontres multiples avec les hommes de sa vie. Elle a une candeur enthousiaste. Je m'amuse de la manière dont elle me regarde en penchant la tête sur le côté en disant: "Pour une femme de ton âge, t'es vraiment coooool", comme si j'avais 60 ans!

Vers 20 heures, j'ai senti un courant froid dans mon dos. J'ai resserré mon écharpe en relevant la tête. Les filles en ont fait autant. Il s'est assis à deux tabourets du mien en soulevant sur son passage les effluves d'un parfum indubitablement sexy. Je l'ai regardé pour lui offrir un sourire de bienvenue comme il est de circonstance dans ce genre de pub régional, mais je me suis butée à un air fermé. Il avait un cure-dent vissé entre les lèvres, une casquette inversée, un tee-shirt par-dessus son gilet à manches longues et des yeux noirs de tempête à peine contenue. Il a passé sa commande sèchement, a soupiré puis il s'est enfermé dans une bulle hermétique et solide de rage transparente.

J'ai replongé dans mon roman. Son énergie entrait en conflit avec la mienne. Je sentais les ions de froidure rebondir sur mon gros gilet de laine. Il soupirait comme s'il défiait les idées sombres qui l'occupaient de sortir de lui, pianotait des ongles sur sa pinte de blonde, mâchouillait son maudit cure-dent et se trémoussait d'une fesse à l'autre en se grattant le front. Il était si beau, pourtant. À plusieurs reprises j'ai failli lui adresser la parole. Je voulais le dérider mais j'étais surtout curieuse de savoir ce qui le rendait si maussade et colérique. Je sentais parfois son regard fixé sur les pages de mon livre, sa tête tournée dans ma direction. Mes élans étaient engloutis par la peur de raviver son ombre. Je m'en voulais. Je perdais ma contenance sous le poids de la sienne. Je déteste ça.

À 21h10, il a demandé l'addition en grommelant, a enfilé son manteau en donnant des coups de poings dans les manches, a lancé sa carte de crédit sur le comptoir et est reparti avec le cuisinier qui venait de finir son shift.

Après son départ, Véra et Virginie sont venues me voir.

- Pourquoi tu lui as pas parlé? Me semble que c'est pas ton genre, d'habitude tu parles à tout le monde!
- T'as vu comme il avait l'air furieux?
- Ses yeux noirs... brrrrrr!
- Sûrement qu'il s'est fait tromper par sa blonde.
- Ou qu'il a perdu son boulot!
- Ouin. Ou les deux...
- Il était beau, non?
- Ouais.
- Ouiiiii!

Soupirs collectifs. Les marins en étaient à leur vingtième drink (sinon plus). Ils en renversaient la moitié sur la table en interpellant Véra et un couple que je n'avais pas vu entrer, qui s'embrassaient dans le cou avec une passion de premier rendez-vous. J'ai soudain été saisie d'une grande lassitude. J'ai refermé mon roman sur un bout de napperon déchiré et j'ai embrassé les filles.

Il était encore devant la porte. Il donnait des coups de pieds dans les mottes de glace pendant que son ami parlait au téléphone. J'ai sorti une cigarette, lui ai demandé du feu, il a tiré un Zippo de ses poches et l'a allumé. J'ai posé ma main sur la sienne pour contenir la flamme. Il a eu un rictus quand je l'ai remercié. Un semblant de sourire, à peine un tressaillement. J'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose mais je me suis contentée de le regarder dans les yeux.

Pendant mon retour à pieds, je me suis attardée à l'ombre des cabanes des pêcheurs sur glace contre les lumières de l'île au large.

lundi 4 janvier 2010

Au Cap 24: L'an nouveau



J'étais seule avec la lune et la neige. La Clairière-des-Sorcières s'évaporait dans le halo des flocons nimbés de silence. Nous venions de terminer le rituel des voeux qu'on envoie à l'univers portés par les étincelles. Pensées évadées, brûlées, lancées au ciel dans l'espoir d'être mieux entendues que lorsqu'on les murmure en nos seuls coeurs. La Pomponne avait apporté les siens dans un coffret en bois qu'elle tenait cérémonieusement dans ses mitaines vertes de souriçon. Les miens étaient rangés dans une pochette en tissu nouée d'un lacet de laine brute. Cinq souhaits griffonnés aux crayons de couleur sur des papiers en lesquels j'avais mis toute ma foi. Que j'embrassais passionnément avant de les déposer dans les langues de feu vertes et bleues pour le plaisir du geste et l'excitation d'entendre les autres hurler: "Que les voeux de Miléna se réalisent!".

J'étais seule avec la lune et la neige le regard levé vers le toit de la clairière, guettant les ombres mouvantes de l'esprit des bois. Mes amis étaient rentrés dormir et je veillais sur mes souvenirs. Sur mes espoirs, mes désirs, sur les pensées qui tournoyaient dans les bulles de mousseux, mon verre figé dans l'enclave du fort rougeoyant. Il n'y avait aucun autre endroit au monde où j'aurais voulu être en ce moment. J'ai été saisie d'un bonheur tellement palpable que je l'ai senti naître dans mon ventre et remonter en tournant lentement jusqu'à mes lèvres, comme un orgasme de trois kilomètres de long qui monte en pallier pour exploser dans la gorge en faisant se fermer les yeux. À ce moment exact, alors que l'air était immobile une seconde auparavant, j'ai senti un souffle de vent froid arriver derrière moi pour m'entourer la taille, le ventre, le torse, se glisser sous mon foulard et m'enserrer doucement le cou. Prise par surprise, j'ai fermé les yeux et j'ai entendu. J'ai entendu la présence de quelque chose de plus grand que moi. Je me suis sentie légèrement soulevée de l'intérieur par des bras forts, puis redéposée près des roches fumantes du feu presque assoupi.

Tout cela n'a duré qu'une ou deux secondes. Les branches des arbres devant moi n'avaient pas bougé. Je le jure. Il n'y a eu qu'un souffle. L'expiration des sorcières, peut-être, qui me touchaient enfin en me reconnaissant comme l'une d'entre elles. Ou le baiser d'Igaluk, le Dieu-Lune venu m'embrasser pour célébrer le début d'un nouveau cycle. J'ai ressenti la certitude profonde que mon coeur est désormais -et enfin- libre.

J'ai quitté la clairière et j'ai marché sur la route vierge jusqu'au fleuve. Mes pas s'enfonçaient dans la neige granuleuse comme du sucre, les billes minuscules roulant jusqu'au bas de la pente en faisant le frouch délicat d'un bébé en train de glisser. Marée haute, glaces figées dans la baie éclairée comme entre chien et loup, des crêtes vert pâle striées de blanc, le rare silence du large qui se contient pour irradier la magie. Pour laisser la place à autre chose; au passage du temps, à l'espoir, à une voix qui s'élève depuis la voie ferrée pour chanter devant l'horizon comme sur les falaises de Belle-Île-en-mer ou à une femme restée debout pour seulement écouter les heures se taire. J'avais l'impression d'être à l'endroit exact où je peux exister le plus librement. Seule. Avec la lune et la neige.