lundi 4 janvier 2010

Au Cap 24: L'an nouveau



J'étais seule avec la lune et la neige. La Clairière-des-Sorcières s'évaporait dans le halo des flocons nimbés de silence. Nous venions de terminer le rituel des voeux qu'on envoie à l'univers portés par les étincelles. Pensées évadées, brûlées, lancées au ciel dans l'espoir d'être mieux entendues que lorsqu'on les murmure en nos seuls coeurs. La Pomponne avait apporté les siens dans un coffret en bois qu'elle tenait cérémonieusement dans ses mitaines vertes de souriçon. Les miens étaient rangés dans une pochette en tissu nouée d'un lacet de laine brute. Cinq souhaits griffonnés aux crayons de couleur sur des papiers en lesquels j'avais mis toute ma foi. Que j'embrassais passionnément avant de les déposer dans les langues de feu vertes et bleues pour le plaisir du geste et l'excitation d'entendre les autres hurler: "Que les voeux de Miléna se réalisent!".

J'étais seule avec la lune et la neige le regard levé vers le toit de la clairière, guettant les ombres mouvantes de l'esprit des bois. Mes amis étaient rentrés dormir et je veillais sur mes souvenirs. Sur mes espoirs, mes désirs, sur les pensées qui tournoyaient dans les bulles de mousseux, mon verre figé dans l'enclave du fort rougeoyant. Il n'y avait aucun autre endroit au monde où j'aurais voulu être en ce moment. J'ai été saisie d'un bonheur tellement palpable que je l'ai senti naître dans mon ventre et remonter en tournant lentement jusqu'à mes lèvres, comme un orgasme de trois kilomètres de long qui monte en pallier pour exploser dans la gorge en faisant se fermer les yeux. À ce moment exact, alors que l'air était immobile une seconde auparavant, j'ai senti un souffle de vent froid arriver derrière moi pour m'entourer la taille, le ventre, le torse, se glisser sous mon foulard et m'enserrer doucement le cou. Prise par surprise, j'ai fermé les yeux et j'ai entendu. J'ai entendu la présence de quelque chose de plus grand que moi. Je me suis sentie légèrement soulevée de l'intérieur par des bras forts, puis redéposée près des roches fumantes du feu presque assoupi.

Tout cela n'a duré qu'une ou deux secondes. Les branches des arbres devant moi n'avaient pas bougé. Je le jure. Il n'y a eu qu'un souffle. L'expiration des sorcières, peut-être, qui me touchaient enfin en me reconnaissant comme l'une d'entre elles. Ou le baiser d'Igaluk, le Dieu-Lune venu m'embrasser pour célébrer le début d'un nouveau cycle. J'ai ressenti la certitude profonde que mon coeur est désormais -et enfin- libre.

J'ai quitté la clairière et j'ai marché sur la route vierge jusqu'au fleuve. Mes pas s'enfonçaient dans la neige granuleuse comme du sucre, les billes minuscules roulant jusqu'au bas de la pente en faisant le frouch délicat d'un bébé en train de glisser. Marée haute, glaces figées dans la baie éclairée comme entre chien et loup, des crêtes vert pâle striées de blanc, le rare silence du large qui se contient pour irradier la magie. Pour laisser la place à autre chose; au passage du temps, à l'espoir, à une voix qui s'élève depuis la voie ferrée pour chanter devant l'horizon comme sur les falaises de Belle-Île-en-mer ou à une femme restée debout pour seulement écouter les heures se taire. J'avais l'impression d'être à l'endroit exact où je peux exister le plus librement. Seule. Avec la lune et la neige.

9 commentaires:

Doparano a dit…

Que c'est beau Milou, t'as une vie de poète ma douce et j'adore ta poésie.

McDoodle a dit…

C'est certainement autre chose car tu es déjà une sorcière bien aimée. Que de beautés.

uovo a dit…

Tu es très belle, seule, avec la lune et la neige.
Ton écriture est magnifique troublante Miléna.
Je t'embrasse.

Mek a dit…

Ah ! Igaluk. Il s'est bien assagi au cours des millénaires. Dans son autre vie, il t'aurait prise pendant des heures ! Eh, eh, eh.

Encore une fois, texte sublime.

Miléna a dit…

Igaluk a peut-être jeté son dévolu sur une autre que moi ce soir-là. Peut-être sur la grande femme qui se baigne nue dans les bassins de la chute. Quoi qu'à cette époque, elle s'emmitouffle elle itou, c'est comme rien...

Ou alors, peut-être qu'il l'a fait et que je ne l'ai pas dit par heu... pudeur? :0)

Mek a dit…

:0)

Unknown a dit…

chère amie,

bravo pour votre texte et recevez tous mes voeux pour cette année à venir.

erwan

Miléna a dit…

Erwan: Merci et meilleurs voeux à vous aussi.

p.s : on peut se tutoyer?

Unknown a dit…

oui, on peut ! :-)
Le vouvoiement est une fantaisie de ma part. J'apprécie son coté désuet. Aujourd'hui, tout le monde tutoie tout le monde sans vraiment se connaitre ou être proche ..... :-) Il faut avoir été éloigné pour mieux se rapprocher .... ;-)