mercredi 9 décembre 2009

Rêver plus grand

Hier comme aujourd'hui, j'ai roulé par les vallons auprès des lacs enneigés du Parc. Des plumes tombaient du ciel barbouillé, qui recouvraient les sapins en retenant dans leurs cils les rayons de l'aube et ceux du crépuscule, la lumière captive des brumes inopinées. Mon coeur en haut des côtes et ma frousse dans les courbes ensablées, ta voix granuleuse, éthérée, respirations silencieuses entrecoupées de larmes ou de rires, c'était selon la minute dont je me souvenais. Selon la minute où tu ressentais.

Les fausses dunes vierges sur le bord des routes en chantier, les ruissellements statufiés du roc cassé par les machines, longues colonnes de glaces étonnamment vertes découpées en cisailles comme celles qui sont venues lacérer l'os de ton sternum et les cartilages de ton larynx. L'apparition fugace des sommets plaqués de givre, le poudroiement diffus des crêtes éloignées, les rondeurs d'un vent né des cimes. J'ouvrais ma fenêtre pour l'aspirer dans mon cou. Je voulais être embrassée.

Par les spirales ascendantes, par les courants repoussants, par les fuites d'air et par l'idée du silence comateux d'une chambre surchauffée où les draps seraient un écran entre nous et nos mondes pour un seul moment de répit entre la douleur et l'ennui. J'avalais les kilomètres pour m'approcher au plus vite d'une rive, d'une côte, d'un espace libéré. Près des berges, je me sens plus proche de toi.

Ça me permet de rêver plus grand.

mercredi 2 décembre 2009

Parenthèse




La mer démontée toute la journée. Les vagues en ressac le paysage monochrome comme un rêve froid, l'écume. L'impression d'entendre le pas des chevaux sauvages, le grondement qui naît du ventre de la mer, les idées aqueuses. La tête au large, les pieds dans le sable figé, les blés beiges et craquants sous les doigts, les blés qui s'égrennent comme des marguerites sèches. Le penchant des choses, celui de l'horizon, la ligne mouvante de l'horizon. Et moi qui me tiens droite sur la grève, droite sous les assauts du vent, le visage ouvert aux giffles comme aux bourrasques, les cheveux emmêlés et les doigts gourds. Les yeux dans l'eau de mer. Les pieds ancrés dans les algues mortes et la sensation exaltante de voler un temps, de capturer le temps précieux d'une escapade volontaire pour l'offrir en cadeau aux âmes d'outre-mer vers qui mon coeur s'envole.

jeudi 26 novembre 2009

Mon mentor

Je nous revois dans son pigeonnier. Une pièce minuscule tapissée de livres du plancher au plafond dans laquelle je suis entrée en ayant étrangement conscience de traverser le seuil. Comme quand je suis entrée dans le Palais de la Reine à Cnossos, disons. Il est exactement tel que je me l'imaginais quand il me le décrivait devant un plat de pâtes, le midi, dans un de nos restos préférés.

Je colle le nez à l'unique fenêtre. Je regarde où il se perche, ce qu'il voit quand il m'écrit de son bureau massif. Il y a un arbre devant son balcon, un peu comme celui qui étale ses ramages devant mon nid de coucou. Les romans de son enfance sont juchés hors de portée, sur la dernière tablette. Les collections dont étaient friands les adolescents de son époque alignées juste en dessous, les lourds ouvrages reliés en cuir d'auteurs que je trouve indigestes comme un plat de lentilles (il sourit toujours quand je lui commente un livre de la sorte) à la hauteur de mes yeux, les guides de voyage traçant un peu l'itinéraire de sa vie et les enluminures complexes de ses exils. Les documentaires de Cousteau. Les romans que je reconnais pour les avoir dévorés au temps de notre rencontre, quand je l'appelais encore Monsieur et que je le vouvoyais. Quand il me commandait des livres obscurs, quand son accent m'amenait les chaleurs du Midi en plein hiver et que la neige tombait devant les vitrines de la librairie. Il entrait en se secouant les pieds. J'avais envie de lui dire de mettre une tuque. Sa prestance m'impressionnait. J'avais décidé que je serais SA libraire.

Je plaque mon corps contre la bibliothèque, les bras tendus en croix pour essayer de l'enserrer; le bois est acajou comme la couleur que j'aimerais donner à mes cheveux si l'odeur pouvait y rester emprisonnée dans mes boucles. Des photos de famille sont disséminées sur le bord des tablettes comme un rappel au présent, alors qu'il aime parfois tant le voir s'effacer dans les circonvolutions de ses pensées profondes. C'est un homme de réflexion et de silence. Entrer dans son univers est comme faire un pas de plus dans notre espace commun. Qu'il me permette l'accès à son antre après 8 ans de relation me donne ce léger vertige d'une porte ouverte sur autre chose, que je n'avais qu'effleuré. J'ai l'impression qu'il me parle à l'oreille et que je peux voir le décor, là derrière. Schubert dans l'ordinateur ronronnant, un vin néo-zélandais en coupe, des muffins aux lardons à l'apéro et un feu de bois, contre lequel je vais parfois m'adosser. Pendant qu'il desserre sa cravate. Nos conversations sont une richesse dont je ne me passerais plus. Ce soir dans son pigeonnier, la discussion prend encore une tournure nouvelle. Peut-être à cause du rhum pur des Îles au digestif. Ou parce que nous avons le temps...

Notre histoire est née de notre amour commun des livres. Mais elle est surtout issue d'une collision improbable entre nos origines et notre âge, entre mon coeur écervelé et sa tête en fer forgé. Une petite vingtaine d'années nous séparent. Autant dire un monde. Nos distances disparaissent pourtant sous les plis d'une tendresse que nous trouvons romanesque. Il s'agit simplement d'une envie commune de trouver refuge hors de nos vies et de mettre au défi nos existences de découvrir un sens qui nous échapperait peut-être si nous n'étions pas là l'un pour l'autre. Nos distances n'existent que dans le regard des autres.

Je bute parfois sur ses manières secrètes et sa franchise désarmante. Il est parfois secoué par mon absence de retenue. Par ces envolées que j'accroche à ses oreilles comme des mèches qui lui piquent le cou. Il ne les repousse pourtant jamais. Jamais. J'ai l'impression qu'il les enroule plutôt autour de son doigt. Il me donne l'entière liberté d'être moi. Et mieux encore, il prend mes ailes comme des objets fragiles qu'il protège dans des vitrines illuminées. De mon côté, je laisse sa voix prendre des textures d'écorces, la couleur d'un phare et le grain du papier. Je laisse sa voix me bercer, me fouetter et me ramener à l'ordre. Ou me garder dans le désordre. Je le laisse être un membre de ma famille. Je ne le prends pas pour mon père, un oncle, un cousin ou un frère, bien sûr que non. Mais il est un homme en qui j'ai une confiance absolue. Il est celui qui questionne, qui écoute, qui scrute, il est celui qui doute, qui me pousse à soulever des pans entiers de réflexions, qui me force à plonger plus loin, à changer de voie, à discuter mes choix ou à les justifier. Il est celui qui me sort parfois de l'émotif pour trouver une manière moins douloureuse de réfléchir. Il m'apporte toujours un point de vue différent de celui des autres. Il m'aide à grandir en me confrontant à mon inverse. Il possède une très grande intelligence sensible. J'aime penser qu'il est mon mentor.

J'ai classé notre histoire dans un tiroir à part puisqu'elle ne ressemble à rien de ce que j'avais connu. Je sais qu'il y a, quelque part dans son pigeonnier, une filière pleine de nos correspondances. J'ai moi aussi conservé tous nos échanges. Nous nous sommes toujours écrit, parfois des notes brèves pour fixer un rendez-vous, parfois de longs courriels qui méritaient trente lectures pour en saisir les sens. Je me suis maintes fois délectée de la complexité de son style, de ses mots scrupuleusement choisis et passés au tamis, de son érudition, de la richesse d'un langage que je serais incapable d'inventer. De son côté, il se dit incapable d'inventer le langage que j'utilise pour parler des émotions. Il aime mon coeur. Et j'aime aussi le sien.

Au-delà de nos mots, les moments où on se voit sont des phylactères, des bulles, oui, des bulles que je laisse flotter au-dessus de ma tête des jours durant. Je n'aurais pas eu envie de les faire éclater en parlant de lui ici si je n'avais pas ressenti l'impulsion de le décrire comme un pilier de mon univers. Beaucoup de ce que je suis devenue ces dernières années est dû à la manière dont il en a pris soin. De loin, certes, mais bien. Son regard est devenu un refuge et une raison. J'espère le garder dans ma vie malgré le temps, malgré la distance, malgré les âges. Malgré tout. Et à cause de tout.

jeudi 19 novembre 2009

Au Cap 23: Un méchant carnage

Il est tard. Je veille dans la cuisine, près de la truie que j'ai bourrée en prévision de la nuit. Les enfants dorment, la tête enfouie sous les couvertures. Je suis de garde, ce soir; je leur ai fait cuire un tajine de poulet aux légumes et on s’est pelotonnés sur le grand divan bleu. La Pomponne m’a fait des confidences secrètes pendant que le grand de 14 ans se remettait de sa nuit blanche. Par la fenêtre du salon, je vois le lumignon des voisins allumé sous le porche. Je ne suis pas toute seule. Le grand chaudron crépite sur le poêle. Les gouttes d’eau s’enfuient sur la plaque en couinant; on dirait des bulles de mercure qui se détachent les unes des autres. Je veille parce que je n’ai pas envie d’aller au lit. Je savoure la maison et les heures que je vole à la nuit, peinarde, les jambes étendues sur la chaise devant moi. Je viens de pleurer comme une idiote devant un film pour enfants. Je décante les émotions de l’après-midi.

Il est arrivé un truc horrible à notre forêt.

Un voisin qui vit plus haut dans le Cap a saccagé la montée vers la chute; juste un peu plus haut que la Descente-à-Roland, sur le chemin du pont. On entendait les scies mécaniques, mais on croyait que c’était Ti-Lou qui poursuivait ses travaux d’agrandissement. Quand il est venu chercher mon ami en lui disant : "Eille, viens voir ça! Je pense que tu seras pas content. Y’a des gars qui coupent des arbres sur la terre à Godin! Ils veulent tirer les branchailles dans la rivière", B* n’a fait ni une ni deux et il s’est précipité ventre à terre. Il travaille en environnement, alors il en connaît un bail sur la protection des bandes riveraines, les lois qui régissent les coupes sauvages, sur les glissements de terrain et la pollution des cours d’eau. Et il en connait un rayon sur le Cap. Sa douce et moi aussi. Je sais les centaines d’heures qu’on a passé dans la rivière à consolider les rives et à nettoyer les falaises, je sais l’amour indéfectible qu'on porte aux troncs qui s’élèvent sur nos terres et celles des voisins. Le respect qu'on doit apporter à notre environnement mais surtout la manière de traiter les terres qu'on a la chance de posséder.

Mon ami B* est allé les stopper dans leur élan. Les gars étaient en train d’embarquer un bouleau gros comme ça dans le pick-up. Il était déjà débité, comme un putain de chevreuil qui vient d’être tué et dont on coupe les bois pour en faire une décoration murale. Les trembles couchés saignaient encore sur la terre meuble. Il en avait jalonné des dizaines, le salaud. Des pauvres arbrichons démembrés étalés partout dans le cap. Des sapins gisant aussi, amputés par les scies. Un énorme amas de branchages qui dénature le paysage. Méchant carnage.

Peu de choses réussissent à vraiment me mettre hors de moi, au point où je me fâche à voix haute, je veux dire. Mais devant l'ampleur de ÇA, je leur ai pété une coche. Les gars me regardaient en silence. Le bonhomme avait les doigts croisés sur son gros ventre; il se sentait petit, je pense, devant la réaction en chaîne et les regards consternés.

À ce stade, je m'étouffais. Je me suis poussée pour prendre des photos (qu'on s'empressera d'envoyer à Godin) avec une hargne que je ne me connaissais pas. Je veux qu'elles servent à venger nos morts.








mardi 10 novembre 2009

La laisser prendre place

Elle arrive chez moi sans s'annoncer à 1h30 le samedi après-midi. J'ai une pince en plastique dans les cheveux, un vieux gilet à capuchon gris qui boulotte, des pantalons trop larges et des bas de laine. Mon appart sent le Lestoil, j'étais en train de faire le plancher de la salle de bain. Je n'attendais personne. Je baisse la musique sur laquelle je me dandinais en balayant. Mon amie a un drôle de regard. Et une face de lune. Je lui demande si elle a fumé un joint parce qu'il y a du liquide en bas de sa pupille et ses yeux ne se posent nulle part. Elle s'effondre sur la chaise, met ses coudes sur la table, cache son visage dans ses mains et elle se tait. Elle soupire. Elle rigole. Puis elle se met à pleurer.

Je ne comprends rien à son état. Elle tend la main vers son sac et sort une bouteille de blanc de sa sacoche. Ah bon? À 1h30? J'en étais encore au café. Je sors pourtant deux coupes et je m'installe face à elle.

Qu'est-ce qui se passe?

Elle ouvre enfin la bouche et les dernières 12 h déboulent. Sa rencontre foudroyante avec un homme de passage, l'attraction totalement irrésistible, le jeu à peine subtil des corps qui se rapprochent, les regards lourds jusqu'au déclic. La synchronicité du moment où ils ont compris qu'il fallait qu'il se passe quelque chose. Les paumes brûlantes qu'elle pose sur mes avant-bras pour me montrer à quel point sa température interne a grimpé depuis la veille à 5h, les joues rouges, la tendresse et l'abandon inscrits dans un sourire coquin que je ne lui connaissais pas me la font regarder comme si elle était nouvelle. L'audace l'a transfigurée. Elle me décrit les gestes, les paroles, la chambre, la musique, son corps, ses yeux, sa façon de bouger, les rideaux, le tapis, les murs, les cadres de porte, la lumière, elle me parle de son odeur, de son torse, de ses cuisses, de sa voix, de ses yeux encore. Il a creusé une digue profonde en elle. Elle se répand partout, elle s'étale, se liquéfie, elle casse sa voix et son souffle en se passant la main dans les cheveux. Elle trépigne du genou sous la table, s'allume une clope en tremblant, me montre son cou. Elle est sortie d'elle. Carrément. Je vois son âme ancienne suspendue par un fil au-dessus de sa tête. Je n'ai aucune envie de la faire redescendre. Je l'écoute en rigolant les sourcils haussés de surprise et d'envie. L'âme nouvelle est terriblement électrique. Elle lui donne une énergie différente. Plus sûre. Plus femme, peut-être. Elle est épanouie et elle a sur les paupières les ombres d'une sauvageonne débridée. Mais elle montre aussi à cet instant une fragilité tellement émouvante que je la serre très fort dans mes bras. Longtemps.

Elle a mal partout, elle est exaltée et mortifiée, elle est hébétée du défoulement de ses sens, meurtrie par une nuit sans sommeil et deux ou trois verres de trop, dérangée par ce qu'elle a montré d'elle à un inconnu de passage. Excessivement troublée par la férocité du déluge qui la prend au ventre. Wow. Elle boit une gorgée puis elle baisse les épaules en soupirant. Elle dit: J'imagine que tout ça fait partie de moi. Mais je ne le savais pas.

Effectivement.

Laisse la prendre place.

Je repense à ce qu'elle m'a dit sur ce qu'on cache de soi aux autres. Par convenance, par soucis d'être aimé, par angoisse ou pudeur, par peur de l'audace. Ou par peur de soi? Cette retenue qu'on garde avec l'impression de se respecter alors qu'à l'intérieur, on sait très bien qu'on se ment. Je sais aussi que la peur nous fait souvent passer à côté de nous. À côté de passions fulgurantes comme celle qu'elle a vécue, qui n'ont rien à voir avec le coeur et tout avec le corps, qui s'inscrivent dans notre histoire comme des moments intimes qu'on aime chérir loin du bruit du monde en se repliant sur soi; des images à rebours qui nous font ployer les genoux, fermer les yeux quand elles reviennent nous prendre par surprise, marcher la tête penchée vers le trottoir, nous réveiller en sursaut la nuit, glisser le long d'un mur et rester assise là vingt minutes juste pour ressasser ce qui nous attaque les fibres. Je repense à l'instant fragile où on accepte de se lâcher sans filet dans les bras d'un autre, où l'instinct nous dicte de sortir à la fois le meilleur et le pire de soi dans un déchaînement libérateur. Ces instants sont tellement rares. Je lui ai demandé la permission de billetter le sien. C'était trop inspirant.

samedi 7 novembre 2009

Le maudit passé

On voudrait pouvoir le bichonner en paix, le garder pour soi dans un pli, scellé comme nos lèvres sur sa lueur. Secrète. On voudrait qu'il se taise, qu'il se taise ou alors qu'il remonte fugacement dans les grognements de notre ventre quand on est seul. Parce qu'on ne le laisse jamais revenir au milieu de la nuit quand l'autre dort enroulé dans nos draps, la bouche ouverte sur notre épaule. On voudrait qu'il nous appartienne comme une lettre intime bourrée de ratures, mais écrite à l'encre rose avec une date effacée par la trace baveuse d'une goutte de café. Ou même d'une larme. On voudrait qu'il ne définisse jamais notre présent. Qu'il soit une piste, oui, un chemin de cordes arrimées à des oeillets plantés dans le roc pour que l'autre remonte jusqu'à nous. On voudrait qu'il soit un guide, pas une fatalité.

On voudrait que jamais il n'empêche le futur d'advenir. On aimerait ne pas avoir à le justifier. Qu'il ne laisse pas de lourds bourrelets de terre glaireuse sur les seuils qu'on ose franchir et qu'il faut nettoyer comme en s'excusant d'avoir, à une époque, pataugé dans les mares. On voudrait ne plus avoir à le déshabiller à chaque fois qu'on oserait le corps de l'autre. La nudité de l'autre. Sa nudité. Et la nôtre. Exhiber son corps ou son âme? Impossible de se retrouver nu à cause de lui. Il est une deuxième peau qu'on croit douce et sur laquelle l'autre s'écorche les bras. Il n'est une paix que pour nous.

Il n'est une paix que pour nous quand il représente une tempête dans la tête de l'autre. Quand d'une porte pourtant déjà fermée, il se transforme en porte que l'autre nous claque une deuxième (ou une troisième) fois au nez. Quand il prend toute la place, tout à coup, alors qu'il n'a même plus un portrait sur aucun mur d'aucune pièce, alors qu'il est une route comme toutes les routes qu'on prend pour arriver jusqu'à nous. Le maudit passé qu'il faut étendre comme nos bobettes sur la corde à linge, ces morceaux de tissus épars, sexy, délavés ou dentelés, les dessous de nous que l'on montre quand l'autre nous le demande. Ou quand il les voit par hasard en épiant du coin de l'oeil, juché sur le balcon du quatrième voisin. Le maudit passé comme une arme à double tranchant, quand ce qu'on tait devient mensonge et ce qu'on dit, une vérité dérangeante.

Alors quoi?

QUOI!

Qu'est-ce qu'il faut faire?

Éviter de dire qu'on a existé?

lundi 2 novembre 2009

Au Cap 22: Une vraie histoire d'Halloween



Il est arrivé à 6h15 du matin. La pénombre s'étirait encore sur le Cap. Un étrange vent chaud d'Halloween riait dans l'allée de sapin comme un groupe de sorcières ravies de voler en ligne droite jusqu'au fleuve. Il est arrivé lentement. Un grand gars efflanqué dans une vieille bagnole rouge. Il a fait un détour dans l’allée qui monte derrière le champ d’en face et il s’est stationné en plein milieu du chemin. Il a coupé les moteurs, a baissé son siège et il a tourné sa tête vers les fenêtres de la maison. Ma mie, en robe de chambre, rallumait la truie après avoir été abruptement tirée du sommeil par les mulots qui grattaient le mur du cagibot. Intriguée par la présence d’une voiture à cet endroit, elle s’est approchée de la grande fenêtre du salon pour regarder qui venait là. C’est novembre qui s’installe au Cap. Les maisons des voisins sont plongées dans la pénombre, les fenêtres sont placardées, il n’y a personne d’autre que nous, sauf peut-être un couple beaucoup plus bas vers le fleuve.

Pendant qu’elle l’observait, l’homme est sorti lentement en se dépliant de la voiture, le visage caché par un capuchon noir comme un voyou du métro de Londres. Il a baissé sa braguette et il s’est mis à se tripoter, puis à pisser en la regardant par en dessous. Trop bizarre. Il est retourné s'installer dans sa voiture et il est resté là pendant un trop long moment. Immobile et louche dans sa voiture rouge. Son ombre tournée vers nous. Des heures plus tard, attablées devant un café, nous tergiversions sur la marche à suivre; les œufs cuisaient sur la truie et il y avait cet homme qui regardait encore vers nous sans relâche.

- Je vais aller le voir, au cas où il serait malade…
- T’es folle, va pas là, tout à coup qu’il t’attaque! »
- Heu… ouin... ça serait pas d'avance, c'est sûr.
- Va chercher ton cellulaire!
- Ben non… il est sûrement pas dangereux, ce gars-là! Il dessaoule ou il dort…
- Pffffffff! Non! Il a pissé vers moi! En montrant sa quéquette! C’est pas clair son affaire, Miel… je suis pas rassurée…

Alors on a guetté ses mouvements. Je suis allée chercher du bois en l’enlignant de mon regard outré avec emphase. Je tirais les grosses bûches dans la brouette en le matant pour lui montrer que je me laissais pas intimider. Puis je suis sortie fumer sur le balcon en croisant les bras. Ma mie est allée virer sur le terrain aussi en le dévisageant ostensiblement. Il ne bougeait pas. Vers 10h, il est reparti comme il est venu, en roulant lentement vers la plage. Trop loin pour qu’on puisse noter son numéro de plaque.

Argh! Depuis qu’on est arrivés au Cap, on a parfois peur des coyotes. On guette les ours, les renards, on traque les mulots. Mais les hommes??? Jamais on n’a eu peur des hommes. Il a profité de la lueur orange de l’Halloween pour venir nous flanquer la trouille en plein jour. Le soir venu, nous avons dû nous résoudre à barrer les portes et à mettre la chaîne. À l’heure où j’écris ceci, M* est partie se coucher avec le pied de biche. Assise toute seule à la table de la cuisine, je me sens épiée à travers les rideaux de dentelle. La lune illumine le champ d’en avant mais tous les réverbères sont éteints sur le rang sauf celui devant la maison. Le pire, c’est qu’il y a de la brume… La pluie claque sur le toit du cagibot. Je remets une bûche dans la truie. Je m'abstiens de sortir fumer dehors. Je n'avais pas peur de lui en plein jour, pourtant. Je suis furieuse de me laisser impressionner par la nuit et la perspective qu'il soit revenu assouvir ses envies. Tapi dans l'ombre comme un gros lâche sans cervelle. Un gros lardon à quéquette molle.

Jamais nous n’aurions pensé à redouter quelqu’un ici. Il a rompu notre quiétude et le sentiment de sécurité que nous ressentions. Je ne suis pas contente.

lundi 12 octobre 2009

La pleine lune en plein jour







J'ai passé tout un après-midi dans les hauteurs. De temps à autre, il y avait ces petits coups de pieds pour me rappeler que nous n'étions pas que deux à guetter l'éclaircie entre les nuages; un bébé de huit mois s'agitait dans l'ombre et sa présence illuminait les yeux de mon amie de l'intérieur, comme une lampe de poche sous une couverture. J'étais excitée comme une gamine, exaltée depuis des jours par la perspective de ce shooting. Je voulais lui offrir des images capiteuses, sensibles, éclairées, des images uniques de ces moments qui précèdent la naissance, quand le corps est à son apogée. Je voulais lui offrir des images de sa féminité radieuse, de sa peau mouvante et de cette vie cloisonnée entre ses hanches. J'étais nerveuse, je suppliais les rayons et la muse inspiratrice, je tordais mon regard et ma fibre créatrice dans tous les sens. J'avais chaud. J'avais peur.

De temps à autre, je posais ma main sur son ventre. Je déplaçais un tissu, tournais sa tête, je lui faisais mettre des bottes à talons, une camisole décolletée, un foulard vaporeux, je la plaçais devant une fenêtre, assise par terre dans la cuisine, perchée sur un tabouret, étendue sur le tapis, le divan; elle montait les escaliers, disparaissait dans son garde-robe géant, passait à la salle de bain, attachait et détachait ses cheveux, se concentrait sur son regard et ce pli entre les yeux. Elle éclatait de rire pendant que je sautillais sur place en faisant des yahou ou elle me jetait un regard anxieux alors que je me mordais les lèvres en regardant les derniers clichés.

En partant de chez elle, il neigeait à plein ciel. De gros flocons inattendus qui me faisaient prendre les courbes de Charlevoix avec la lenteur d'une conductrice du dimanche. Je ne voyais rien et je craignais que mes pneus d'été ne tiennent pas la route. Je souriais pourtant toute seule au volant, la caméra posée sur le siège passager. Les images étaient dans la boîte, et notre relation nimbée d'un halo nouveau.

jeudi 24 septembre 2009

La géométrie des troncs

Ses racines sont ici. Elles ont poussé sur le promontoire, dans une maisonnette en planches érigée au carrefour de deux sentiers d'un sable caillouteux qui s'ébrouait en spirales ascendantes sous les pneus des pick-ups de ses oncles. Un champ fauve juché sur la pointe surplombant une baie de longues marées; le fleuve léchant lentement les grèves spongieuses de tous les bouquets d'algues qui explosaient sous leurs sandales en faisant des bruits de pets. Ils riaient en sautant dans les flaques, cueillaient les têtards à mains nues, grimpaient avec peine sur les estocs en se cramponnant dans les failles. Les bras levés en signe de victoire sur le bout de ce monde qui leur appartenait. Infatigables, ils remontaient ensuite le sentier en maraudant les potagers et les bosquets de framboises. Ils se sauvaient des remontrances amusées des voisins en galopant entre les clôtures, revenaient à la maison les genoux écorchés et les poches bombées de coquillages qu'ils jetaient comme de la monnaie dans le vide-poche de l'entrée.

J'imagine sans mal les histoires qu'ils devaient se raconter le soir à mi-voix, couchés en rang d'oignon sur des matelas de sol pendant que leurs parents ouvraient des bières devant le feu de camp. Mon enfance ne s'est pas construite ici mais les personnages m'assaillent dès que j'y mets les pieds. Depuis qu'elle est revenue au Cap contre vents et marées, guidée par un appel originel et l'envie inéluctable de posséder son lopin de terre, je la suis. Je la suivrais au bout du monde, il faut le préciser, mais je me souviens qu'on y était venues en stop au tout début de notre amitié. Il y a quoi: 13 ou 14 ans? Nous étions alors comme des barques qui s'arriment l'une à l'autre pour ne pas couler. À l'époque, on peut dire que nous étions en chantier. Toutes les deux. J'y reviendrai peut-être, mais pas maintenant.

Depuis qu'elle est revenue au Cap, donc, avec ces histoires savoureuses dont elle nourrit mon imaginaire à toute heure du jour, l'âme des lieux me prends entièrement et ma tête exulte des histoires qui surgissent sans crier gare, particulièrement lorsque je passe dans une lumière propice ou dans les ombres qui roulent dans la lise effondrée des berges. Depuis qu'elle est revenue au Cap, ce que j'aimais d'elle devient le centuple parce que je la connais cent fois mieux (est-ce possible?) et sous différents jours. Tous les gestes que nous posons pour habiter les lieux et les embellir consolident notre amitié beaucoup plus sûrement que ces dizaines de soirées qu'on aurait pu passer dans les bars à deviser sur nos réussites ou nos écueils, ou à errer en ville, tout simplement.

Par exemple, quand nous descendons ensemble à la rivière pour faire le ménage munies de nos bottes de pluie, de coupe-branches, d'une bouteille de blanc et d'un plan tacite sur ce que nous voulons créer d'espace, je me laisse atteindre. Par le bonheur. Par l'impression incomparable de redonner vie au courant, de libérer d'un écran de pins morts un tronc double dont les racines trempent dans une mare aux fées ou une cascade rigolarde dissimulée sous des arbres qui ont glissé en se séparant. Je pense au bruit de leur chute et à l'aspect inquiétant de leurs ramifications sectionnées. On dirait les doigts crochus de deux cadavres immolés. Leurs grands corps allongés s'inscrivent dans le paysage comme les stèles nervurées d'une vie foudroyée. Peut-être que je dramatise, aussi, et que leur coeur était tout simplement trop lourd pour le sol friable de ce champ de météorites. Je ne veux pas qu'on les enlève. Je veux que la rivière se moule à leur peau dure et à tous les membres qu'on laisse tremper dans les bouillons. L'eau, le bois et le feu. La pierre et l'air. Tout ça me donne l'impression d'avoir les jambes enfoncées dans le sol jusqu'aux cuisses.

Je lance des poignées d'humus et de champignons, je me jette dans l'odeur de décomposition des branches mortes, je m'érafle volontiers les bras, je remplis mes bottes d'eau glaciale. Je la regarde, mon amie, dessiner en pensées son îlot près de la grosse roche avant d'attaquer en hurlant les branches trop lourdes, les casser en rugissant du ventre et de la gorge. Je l'imite en sautant sur le tronc mort d'un tremble rabougri de tout mon poids, une fois, deux fois, trois fois avant qu'il cède et que je dégringole sur les cailloux en riant. Nous trinquons à ce moment complice et libérateur, les fesses posées au milieu de l'île. Je vois les colonnes évanescentes de nos deux feux s'élever contre la verdure comme des murs de ces pensées délétères qu'il faut laisser partir pour trouver un équilibre; je songe brièvement à une espèce de rituel chamanique de purification. Passer des jours entiers avec elle à travailler la terre est ce que j'ai de plus précieux dans ma vie en ce moment.

Ensemble, nous défilons les histoires qui sont cousues à nos lèvres. Celles qui viennent des racines. Des siennes, des miennes et des nôtres. Celles qui trempent dans une eau stagnante qu'on peut déranger d'un coup de botte ou en déplaçant seulement les pierres.




jeudi 17 septembre 2009

Au Cap 21: détails






Ils portent attention aux détails. Mon inhabituelle retenue les taraude; ils m'observent du coin de l'oeil, font (sûrement) des messes basses dans le cagibeau quand je m'éloigne, ils me jaugent pour savoir si j'ai besoin de leurs bras ou d'espace. Ils me laissent filer pendant des heures dans la clairière avec un manuscrit et une courtepointe, partir à la recherche de la lumière déployée entre les lattes des cabanes, arpenter le jardin de fleurs sauvages et l'allée des érables. Ils me laissent les berges de la rivière, le côté nord de la grange, le sous-bois ombragé, les cimes fantomatiques de la montagne des coyotes. Mon amie glisse discrètement dans ma paume un joint à fumer près du caveau à légumes. Ils me laissent retrouver mon rythme et ces parties de moi que j'égare sur les routes. Ou même chez moi. Quand ils croient le moment venu, ils m'assoient sur une chaise droite devant eux dans un rayon oblique. La poussière lutine dans l'air chaud des braises et elle danse en contre jour devant leurs visages. M* se berce doucement les genoux relevés, la tête appuyée sur la cuirette turquoise de la berçante de son grand-père. B* se frotte les fesses contre le coin de la truie en se massant les reins, remet une bûche de bouleau et vient s'asseoir devant moi. Vodka/Jus de framboises et canneberges/eau pétillante avec cinq glaces. Ils me regardent. Ils me voient.

Ils me rattrapent au vol. Ils font fondre mes défenses en même temps que les vieux clous rouillés des planches mortes qu'on extirpe des cabanes pour les brûler dans le grand rond de feu de la clairière. Ils me tirent vers eux lentement, me tirent entre les joints des murs sans m'écorcher, ils me ramènent à nous. À moi. Avec un mot ou deux. Avec une assurance tranquille et la science infuse de mes failles. Juste comme ça, à une heure de l'après-midi, ils perforent ma surface d'étang gelé pour faire apparaître un sourire en demi-lune, pour que s'évadent les soupirs dont ils veulent que je me libère comme on crève une grosse bulle d'eau au plafond. Ça coule cinq minutes, dix tout au plus, leurs mains en coupe sur mes épaules et mon nez dans les cheveux fins de ma mie qui sentent les floralies et l'odeur indescriptible d'une vieille tendresse. La joue collée au torse noueux de l'homme des bois, sa main droite pressée sur ma nuque et la gauche sur l'omoplate. Pour la première fois depuis des semaines, je respire normalement. Leur tendresse me donne envie de pleurer de soulagement mais je me retiens. Fini les larmes.

Je voulais traverser mon deuil toute seule mais je m'y suis très mal prise. À force de rassembler en silence mes idées, mes émotions contradictoires, ma honte de l'échec et la sensation de perte immense, à force de vouloir renier le sentiment d'abandon, la fragilité qui revenait me surprendre et la déception cuisante, je m'étais isolée dans une colère butée où personne n'avait de place. Pas même moi. Ils l'ont senti beaucoup mieux que moi.

Ils proposent une chasse aux champignons. Ensuite, on ira transplanter les fougères et le couvre-sol dont j'oublie le nom. On fera une bataille de feuilles mortes, une sauce à spag' sur la truie en sirotant une bouteille de rouge, une séance de photos de la Pomponne déguisée en princesse africaine, puis on ira se coucher dans la fraîcheur des draps qui ont battu au vent tout l'après-midi. Je retrouverai la couette de plume de mamie et mes draps léopards. Les rideaux de dentelle qui laissent passer l'aube pour ne pas que je me réveille trop tard, la quinzaine de cailloux roses amassés sur la grève au début de l'été et un repos plus serein que toutes les nuits du dernier mois.

Il suffit de porter attention aux détails.

Et il suffit qu'ils soient là pour me le rappeler.

mardi 8 septembre 2009

Soliloque

Je préférais passer du temps avec lui que devant mon ordinateur à chercher comment décrire le bonheur sans tomber dans le piège si évident de la mièvrerie. Un ami m'a dit hier: "Tu écris bien mais tu n'es pas écrivain ni intello". Il a raison. L'acte d'écrire n'est pas aisé, et mon univers tournait si brusquement autour de lui que j'avais toujours envie de raconter l'amour qui revenait me prendre passionnément contre un cadre de porte. Après des années de ces ébats creux qui jonchent le deuil d'un grand amour, je retrouvais la sensation incomparable de le désirer comme un homme de ma vie. Je m'autorisais à moitié à évoquer ici le lieu si commun d'une histoire qui prend forme, parce qu'elle méritait un cocon. Alors il n'avait pas tors d'attribuer mes absences d'écrivaillonne à son entrée dans ma vie.

Je me déroulais sous ses regards. Je délaissais un peu ma sauvagerie pour lui permettre d'investir l'espace qui sépare les volutes d'une carapace. Quand ses lèvres n'étaient pas en train de dévaler mon ventre, je nous construisais une histoire à pas feutrés, une de celles qui débordent des draps pour sortir se promener. Qui fait l'épicerie, des séances de photos en pleine nuit, qui dévale des centaines de kilomètres pour souper dans un pub de Rimouski, marcher en montagne ou visiter la famille. Qui organise des partys d'Halloween ou une galette des rois, invente des recettes le dimanche, joue au Scrabble créatif, aux cartes, aux dés, qui explore le sexte tantrique, le massage suédois en cabine double, qui va au ciné-parc, aux danseuses, aux matchs de baseball ou de soccer, aux compétitions de natation, au chalet des amis de temps en temps, qui lit dans le grand fauteuil, raconte sa semaine devant un Saint-Émilion le vendredi, s'empiffre de pâtes au canard, se caresse en silence pendant des heures, se découvre entièrement, se mouille, se confie, se libère. Je voulais (continuer de) vivre avec lui une histoire qui existe, comme les autres, avec son lot de chances, ses soirées mornes et les disputes qu'on jette par les fenêtres quand tout est dit. Je regrette le temps qui nous a manqué. Mais pas celui que nous avons eu. Bien sûr que non.

J'ai simplement du mal à me départir d'une intimité aussi riche. Depuis qu'il a quitté mon appartement, je me sens dépossédée, en sevrage, je me sens triste mais aussi très forte. Je sais que je m'étale mais il n'y a qu'ici que je me permets de le faire, à l'abri de ma page, dans un espace si vaste qu'il s'apparente au néant ou à l'infini. Il y a quelque chose qui me taraude et me fait tenir tête, une certitude qui s'inscrit en aparté, l'impression qu'il s'agit peut-être juste de réinventer l'histoire et de la vivre autrement. Peut-être qu'il ne nous faut pas être officiellement en couple pour construire une relation tenace? Peut-être qu'une fille de la route et un gars de la mer peuvent être heureux dans l'espace entre deux points, entre deux lits, entre deux vies qui se rejoindraient mieux ailleurs que dans la routine?

Mes amis me suggèrent de laisser filer cet amour. Il y a des minutes ou je tente de m'en convaincre aussi, mais le reste des heures m'attire irrémédiablement vers lui. Je peux me tromper. C'est sûr. Mais j'ai très envie de nous. Alors je crois que je vais le lui dire.

dimanche 23 août 2009

Je retiens les images encore un peu. Les yeux plissés sur la 20 est, une main sur le volant et l'autre serré sur la cuisse, si je pouvais ce serait mon coeur que j'empoignerais pour endiguer l'hémorragie. Ça dégouline entre mes cuisses, des larmes et des envies qui fuient par mon nombril et les pores de mes joues.

Je garde aussi les mots que j'avais pris pour des promesses. Je vais m'en tartiner la gueule comme un masque. Je l'arracherai d'un coup sec, et j'accrocherai ce moule de mon faciès de 35 ans au-dessus d'un ciel-de-lit comme le font certaines amantes avec leur ventre de femme enceinte.

Je découpe ma désillusion à l'exacto et je la colle avec un filet de salive amère sous mes semelles. Je préfère piler dessus en courant à toutes jambes que de la ressentir aussi poignante dans la canicule qui me fait suer. Affalée toute nue devant le ventilo, j'écluse sans honte une bouteille de rosé. Je regarde le silence s'émasculer sur le bord de la fenêtre en revenant chez moi.

(Je ne voulais pas que tu partes).

mercredi 12 août 2009

Mon Mike

Ça fait des mois que je ne l'ai pas vu. Peut-être même plus, je ne sais pas. Son cellulaire reste fermé et je me bute sur une boîte vocale pleine; je referme à tout coup le mien d'un geste sec, exaspérée par un silence que je ne comprends pas. Je le connais depuis toujours. Il est à ma droite sur la photo de classe prise en maternelle (celle où j'ai une couronne argentée sur mes tresses parce que j'avais été nommée reine de la journée) par un matin ensoleillé d'automne. Dès le premier jour, il a pris ma main pour me conduire vers le coin coussins où il s'est mis à inventer un univers que nous avons étoffé pendant des années. Par des conciliabules secrets dans le tuyau rouge de l'aire de jeux au parc, des aventures inventées dans nos abris de couvertures bleues, par des mots passés en classe, des lettres glissées dans l'interstice de nos fenêtres de chambres qui donnaient toutes deux sur le sous-sol. Pour accéder à la sienne, je devais passer à travers une haie grugée par les bestioles et suivre la piscine. Je laissais mon doigt courir sur la surface lisse et je me hissais souvent sur la pointe des pieds pour cueillir un peu d'eau dans ma menotte en coupe, que je laissais goutter sur mes bras ou mes joues. Pour venir jusqu'à la mienne, il marchait comme sur un fil entre les allées du potager de ma mère et il écartait les framboisiers piquants qui poussaient devant ma minuscule fenêtre pleine de perce-oreilles.

Adolescents, nous étions pendus au téléphone des heures durant. Puis vint le temps des messages laissés sur le pare-brise de sa voiture, les courriels, les textos, et encore des lettres qui arrivaient de loin en loin, et que je lisais les orteils coincées sous mes coussins, un sourire ravi dans les yeux.

Il a voyagé souvent, de l'Europe de l'Est à la Havane, de Vancouver à Pékin, de l'Angleterre au Maroc. J'ai trouvé ses lettres dans une boîte dissimulée dans le cagibi, qui sentaient la poussière, les champignons pourris et cet "amour" fou qui nous a lié pendant 30 ans. Pendant ses escales, nous nous retrouvions toujours pour un souper luxueux arrosé de vins chers et de cocktails qu'il me servait presque cérémonieusement avant de s'effondrer sur une chaise avec une attitude de voyou. Il était de loin mon meilleur ami et il connaissait tout ce que les autres ignorent de mes faiblesses et de mes folies. Nous nous donnions des surnoms de soaps américains, chantions sous les portes de la ville en jouissant de l'écho de nos voix, partions déjeuner aux États-Unis, escalader les montagnes et les fjords, nous allions nous enfermer dans l'église du quartier après minuit, juste parce que c'était un lieu qui nous permettait à la fois le silence et les larmes, et parce qu'il y avait un costumier extra. Nous nous déguisions en bergers et en pauvres femmes et nous glissions dans les travées sur des planches à roulettes destinées au baptistaire et aux lourds lutrins en chêne ou en érable.

Il était là à la mort de mon père, les épaules droites, debout et silencieux au bout de la file, le regard vrillé sur moi qui transpirait de courage et d'ardeur et d'amour, et ce sont ses bras qui ont sauvé ce jour-là. J'étais là lors du décès de son amant (et mon ami), nos corps scindés sans fausse pudeur et les nuits d'après blottis dans les effluves de vin blanc, dans la peine et les fantômes, dans la colère muette et les rêves brutaux. Quand il travaillait la nuit, j'allais lui porter des parts de gâteau aux pépites de chocolat et un thermos de café au lait. Si je revenais de voyage, il venait me chercher à l'aéroport caché derrière des gerbes de ballons et d'oursons ridicules, avec une pancarte grosse comme ça où il inscrivait des messages émouvants pour que je puisse m'écrier que ces mots étaient pour moi.

Il enrageait que je n'aie pas de fleur de sel, de riz vietnamien, de fond de veau ou de rouge à lèvre. Il m'appliquait de la poudre brillante, du mascara, des ombres qui pesaient sur mes paupières. Il voulait me tailler un toupet en biseau, teindre mes cheveux en roux et poncer mes talons avec une petite éponge. Il appelait ma mère par son prénom, lui volait des baisers et des câlins dans le cadre des portes, débarquait à 5 heures du matin à Noël pour le reste de punch et les petits pains fourrés au poulet. Pendant nos spectacles, quand les lumières étaient fermées entre deux tounes, je lui prenais la main et je la serrais pour ne pas rire pendant nos duos d'amoureux transis, et il osait parfois m'embrasser passionnément, par surprise, sous la douche lumineuse des spotlights. Pour faire vrai, qu'il disait. Je riais et il m'envoyait me changer d'une claque bien sentie sur une fesse. Il me faisait tourner en bourrique en modifiant mes partitions à la dernière minute, il étalait son perfectionnisme au-delà du mien, il me poussait à monter dans les aigus pour tester ma voix et ouvrait grand les yeux quand j'y parvenais. Il me disait de me décoincer. Que j'avais trop peur. Que j'étais si grande du haut de mes 5 pieds 2. Qu'il ne fallait jamais que je l'oublie.

Alors pourquoi il m'a oubliée, lui?

dimanche 2 août 2009

La Havane, enfin!



















Louer une voiture était au-dessus de mes moyens, et j'avoue que j'avais une légère inquiétude à conduire dans cette ville de 3 millions d'habitants. Je n'avais pas pensé au fait que la plupart des Cubains sont trop pauvres pour acheter une voiture, ce qui rend la circulation fluide comme celle d'une ville de province. J'ai pris un tour guidé pour la première fois de ma vie, moi qui n'aime guère suivre un troupeau. J'étais contente de l'avoir fait parce que notre guide était fort intéressant, d'une part, et que j'étais ravie de ne pas marcher toute seule toute la journée dans les ruelles où le touriste émane une odeur d'argent alléchante.

Impossible de faire deux pas sans que les enfants arrivent en nuée avec leurs beaux yeux bruns suppliants en nous tirant le bras, que les femmes demandent l'aumône pour leurs petiots en nous touchant le visage ou que les hommes fassent des propositions salaces. Impossible aussi de prendre des photos d'eux sans qu'ils tendent la main pour un pesos, un rouge à lèvre ou des bonbons. Lasse de me faire houspillée et un peu assommée par la chaleur accablante, je me suis résignée à ne prendre en photo que les bâtiments. Surtout que le tour à pieds était dans le quartier de la Vieille Havane, qui est résolument magnifique mais dont les rues sont asceptisées comme celles du Vieux Québec. Moi qui voulais revenir avec une série de portraits, j'ai été fort déçue.

Déçue aussi de constater que je manquais de courage pour affronter leurs regards et que je ne me sentais pas bien lorsque je me suis enfoncée dans le quartier moins touristique lors de notre heure de visite libre parce que je ne savais pas comment éviter de me faire arrêter à chaque porte cochère, ni comment tenir tête à leur colère puisque je n'avais rien à leur donner. L'odeur écoeurante de la pisse, des poubelles et du diesel me donnait un peu mal au coeur dans les rues étroites où l'air ne circulait pas du tout à 3h de l'après-midi. Moi qui supporte bien la chaleur, je traînais mes savates en dégoulinant de partout. J'ai choisi un coin d'ombre pour boire une Crystal tout juste sortie de la glace et j'ai passé une demie-heure à regarder le peuple aux abords de la foire d'artisanat. J'ai donné ma bouteille d'eau à deux gamins trop mignons et discuté avec Franck, un balayeur de rues au sourire large comme ça en regardant les enfants faire des tours de poneys, les hommes jouer aux dames et le fort au bout de la baie lumineuse.

Sur la route du retour, je n'ai pas quitté le paysage des yeux. J'adore la vie sémillante des villages cubains de bord de mer, quand à 18h le peuple se donne rendez-vous sur les places et dans les baies bordées de rochers, quand on les voit marcher en bande sautillante vers les longs sentiers de terre qui conduisent à l'océan, puis les enfants qui plongent du haut des ponts ou des estocs en faisant des pirouettes, les couples d'ados agglutinés sous les palapas. Tout le long des routes, des chapelets de Cubains attendent sous un soleil cuisant un transport qui n'arrive jamais. Impossible d'être à l'heure dans ce pays où tout fonctionne au ralenti, où l'on doit se débrouiller comme on peut, faire du troc, de l'auto-stop ou marcher des heures durant. Sous les galeries couvertes, des mères de 17 ans le bébé juché sur la hanche, sur les balcons des appartements, des hommes regardent la vie passer en devisant tranquillement. Derrière les volets toujours clos des maisonnettes, il y a toute cette vie qu'on ne voit pas, ou sinon fugacement par la porte entrebaîllée; des familles serrées devant le poste de télé qui diffuse les émissions permises par l'État, de la musique, des jeux, et des éclats de rire, tout le temps.