lundi 28 avril 2008

Notre Mathéo

On aura beau dire mais c'est émouvant, un baptême. Les enfants de ma soeurs sont baptisés par leur grand-père paternel, qui est pasteur anglican. La première fois, c'est étrange d'entrer dans cette communauté tissée serrée; un peu impressionant, tous ces cantiques en vieil anglais poétique, ces contractions de la langue qui rendent les mots difficiles à saisir, les prières et les hymnes psalmodiés par les fidèles qui jettent sur nous un regard ouvert. J'aime bien l'amalgame des confessions, pas dans le sens de confesse, mais dans le sens d'allégeance, je dirais. Cet esprit de communion, cette place qu'ils nous laissent dans leur Église lorsque nous arrivons en bande dans la sacristie à l'heure des grandes embrassades et des retrouvailles. Nous sommes issus de familles nombreuses et nous formons un groupe imposant et un peu dissipé, je dois le dire.

J'aime bien les symboles de l'eau et de l'huile qu'on dépose du pouce sur le front du bébé. J'aime celui du feu, que ses soeurs ont tenu dans leurs mains pour ne pas être en reste (en le couvant des yeux comme des petites mères), les voeux qu'on lui souffle en silence parce que c'est le moment idéal pour le faire, l'amour qui enfle pour ce nouveau venu qui prend doucement sa place parmi nous, les parrain et marraine qui offrent leur protection et leur présence au petit qu'on leur confie moralement; j'aime quand le pasteur présente le bébé à la communauté en le nommant à voix haute, puis en le promenant dans l'allée centrale pour le montrer au monde, le regard brillant et fier, un sourire en demi-lune sous sa moustache blanche de grand-papa. J'aime les baptêmes parce que je trouve que c'est une cérémonie d'entrée. Une façon symbolique d'accueillir un enfant qui vient de naître.

Mathéo a été reçu en grande pompe hier. Les hommes se faisaient une dégustation de bières belges, les femmes buvaient du vin blanc ou du cidre. Les discussions allaient bon train dans un étrange mélange de franglais, il faisait soleil, le buffet était fameux, les enfants couraient sur l'herbe spongieuse. Mathéo était comme un bienheureux dans les bras de ses tantes et de ses grand-mères, les filles se faisaient ballader sur les épaules de leurs oncles, Antoine sautillait partout et se traînait à quatre pattes entre les chaises. Je regardais tout ça, assise au bout de la table, et je me disais que Notre Mathéo sera bien dans notre famille.

dimanche 27 avril 2008

Au Cap 2

On a déménagé les meubles au chalet du Cap. Pendant que les gars conduisaient le camion, j'ai fait la route avec ma meilleure amie. Ça faisait longtemps qu'on ne s'était pas retrouvées seules, toutes les deux. On a pu faire du rattrapage de potins croustillants, aborder des sujets mis en veille depuis des semaines et partager des silences confortables, un café chaud dans les mains et la musique en trame de fond pour les paysages lumineux du fleuve enfin dégelé qui s'ébrouait en moutonnant.

J'avais pour tâche de préparer la Cabane des Enfants. C'est une minuscule maisonnette adossée à la grange-à-bois, près des bosquets. Quel fourbi il y avait là-dedans! En dégageant les vieilles planches pleines de clous, les barres de fer et les plaques de tôle, j'ai trouvé quelques trésors: un fer à cheval, des cageots en bois qui serviront de rangement une fois rafraîchis, un petit tabouret charmant gossé par l'ancien propriétaire, des pots de fleurs, un morceau de bois de grève et une cabane d'oiseau. Après avoir balayé longuement en inhalant la poussière qui remontait en particules dansantes dans la lumière, je leur ai fait un petit display coquet de ces objets qui donnent un cachet fou à leur coin secret. Parfois, je sortais respirer dehors pour m'aérer les bronches. Juste à côté de la cabane, une marmotte dodue prenait le soleil. Elle n'était pas trop sauvage, on a copiné un brin elle et moi. Elle est restée là une partie de l'après-midi à faire sa grasse, le nez en l'air. J'entendais la cascade s'épivarder au bout de la clairière, et les voisins plus bas avaient sortis les chevaux, que je voyais galoper devant le fleuve.

Après le grand ménage, on a installé leur petite table à pique-nique dans la cabane et pour faire encore plus chouette, on a mis les bouteilles de gouache, les crayons de cire et les pinceaux dans un plateau coloré sur la table. Mes amis m'ont surnommée la Fée-des-enfants. Ma prochaine mission sera de laver et repeindre l'intérieur avec eux. J'ai déjà plein d'idées. J'ai hâte de voir leur tête quand ils ouvriront le loquet et qu'ils verront ce qu'on leur a préparé...

samedi 26 avril 2008

Se délivrer

Elle a décidé de laisser le silence s'installer entre elle et lui. Il prenait toujours ses mots à l'inverse, il les attrapait et les enroulait autour de ses poings pour mieux les lui relancer au visage, et ces attaques, qui ressemblaient à un tir de fusil de plomb, la laissait toujours couverte de bleus. Elle enflait sans oser exploser à son tour et ses soupirs prenaient une place de trop; elle ne savait plus être elle-même. Elle avait l'impression d'être en lutte constante contre une force qu'elle ne maîtrisait pas.

Ses larmes se solidifiaient pour former autour d'elle des barreaux si serrés qu'elle ne pouvait même pas glisser son petit doigt dans les interstices. Elle n'était pas seulement triste, elle était aussi en colère, et cette rage vivante, profonde et douloureuse lui a donné l'audace d'éclater la peur.

Elle a déversé tous les mots qu'il avait toujours refusés sur de grandes feuilles blanches, en courtes phrases saccadées, la main tremblante et le coeur comprimé; elle a gribouillé pendant des heures en tapant nerveusement du pied sans faire de ratures, sans hésiter. Elle a ainsi noirci dix pages au feutre noir. Dix pages de mots incisifs et définitifs qu'elle a arraché un à un au silence et à la douleur. À la fin de la dernière phrase, elle a simplement posé le crayon sur la table à côté de la lettre, s'est levée, a pris son sac, puis elle est partie. Sous ses lunettes fumées, elle pleurait de soulagement. Elle pleurait toujours lorsqu'elle est arrivée chez moi.

Il aura beau tempêter, elle ne l'entendra plus.

vendredi 18 avril 2008

Malaise!

Je t'ai croisé si vite dans le hall du restaurant. Tu avais ton costume d'avocat, une main savamment glissée dans la poche, le coude à 90 degrés dans une pose recherchée, le soulier verni craquant tellement fort qu'on aurait dit le bruit de ton sourire obligé. Tu as vite dégainé ton cellulaire en me voyant pour te donner la contenance qui te désertait malgré ton menton levé. L'orateur en toi bafouillait, soudain, et si je n'avais pas été aussi occupée à te fuir, j'aurais rit de ta déconfiture.

Ce n'était ni le moment, ni le lieu pour se revoir. J'aurais été plus à l'aise de te croiser en jeans un samedi matin en allant prendre un café au coin. J'ose espérer qu'on se serait au moins parlé.

dimanche 13 avril 2008

Albert

Il était assis au bar, les pieds posés sur les barreaux de chaque côté du tabouret. Il tenait une grosse Molson de sa main droite et elle tremblait un peu quand il versait la bière dans son verre. Il avait une casquette sur le bout du crâne et des cheveux blancs rebiquaient sur le col de sa chemise en mèches séparées. Il se tenait le dos voûté, les coudes sur le comptoir, la bedaine appuyée sur ses cuisses. Le bar était bruyant, c'était un jeudi soir; tous les jeunes des environs s'étaient donnés le mot pour venir claquer leur paye en shooters de téquila et en grosse Mol' tablettes. Il y avait curieusement très peu de femme dans la foule, et j'étais de loin la plus jeune. Le chansonnier beuglait des tubes de Beau Dommage et de Paul Piché, j'en pouvais déjà pu.

Je me suis juchée à côté de lui en souriant. Il a eu l'air surpris, il m'a répondu d'un hochement de tête, les basses résonnaient jusque dans nos ventres. J'avais apporté mon bon roman mais il était impensable de lire là; la lumière n'était pas assez forte et je me faisais bousculer aux deux minutes, même assise. Les gars accoudés en bande me regardaient d'un air goguenard, s'il en est. Je voyais des têtes tourner mais ce soir-là, je voulais éviter la drague. Ça ne me disait vraiment rien, toutes ces moustaches pleines de mousse et les tee-shirt noirs à tête de mort.

L'homme assis à mes côtés s'est penché pour me montrer du menton le seul beau mec assis dans la courbe du zinc, qui me fixait en levant son verre vers moi. Je l'ai regardé un instant puis j'ai demandé à mon bon monsieur de me parler. Il a haussé les sourcils et il m'a dit: "Oui, mais l'autre, là-bas, il vous attend Mademoiselle."
- Je sais, mais c'est à vous que j'ai envie de parler, Monsieur. Racontez-moi vite quelque chose, avant qu'il débarque avec un shooter imbuvable et que je sois pognée avec le reste de la soirée".

Alors il a parlé, comme si je venais de lui donner un signal qu'il attendait depuis des mois. Comme si son ventre dodu contenait trop de mots et qu'il éclatait soudain en phrases carabinées. Il m'a raconté qu'il venait d'un petit village des environs. Que ses enfants étaient partis à la ville, qu'ils ne venaient plus aussi souvent qu'avant, qu'il vivait dans une grande maison qu'il avait rénové pendant 20 ans, pour "nos vieux jours, à ma femme et moi". Puis il m'a raconté la soudaine maladie, les heures à l'hôpital, la douleur dans le corps de son aimée, les traitements puis l'espoir. L'espoir trop court, une rémission qui avait duré le temps de quelques jours heureux, et fatalement, la mort qui lui avait enlevé tous ses repères. Il m'a raconté que depuis qu'elle était partie, il venait là presque tous les soirs boire pour ne pas rentrer tout seul. Qu'il avait déjà entrepris une autre relation avec une dame du coin même s'il savait qu'il n'avait pas fait son deuil. Il me disait que ce chemin était trop dur à arpenter: "C'est trop dur, aller là, Miléna. C'est trop dur de pleurer. Je sais pas comment faire sans elle. Je sais pas comment vivre tout seul. Je sais pas cuisiner. Je sais pas faire mon lavage. Je sais pas faire mes commissions comme du monde. Alors je commence une autre histoire mais je le sais que j'ai encore les deux pieds dans mon ancienne vie. J'ai encore ses vêtements dans le garde-robe du sous-sol, ses livres dans la bibliothèque en bas, ses photos dans ma chambre. Ma blonde vient jamais chez nous. Elle voulait me voir ce soir, mais j'étais pas capable d'y aller. Elle est ben belle pis ben fine, mais c'est pas ma femme, tsé? Et ce soir, c'était avec elle que je voulais être."
-Je sais. Il est tôt.
-Et en même temps, il est tard en ciboire!
Il avait les yeux sec en me disant tout ça, et il me payait des verres comme s'il avait peur que je m'en aille soudain en le plantant là au milieu du bar, pendant que tous les autres faisaient la fête. C'était improbable, cette discussion dans un tel raffut. Mais je ne pouvais pas bouger de là. J'étais très émue par son histoire, par sa voix fatiguée qui me parlait à l'oreille et par ses yeux plissés aux coins. Par ses grosses jointures qu'il déposait parfois sur mon bras en s'excusant après de me toucher: "S'cuse, je veux pas te froisser. Je veux pas que tu penses que je veux partir avec toi. C'est juste que je comprends pas ce que tu fais ce soir avec un vieux bonhomme laid comme moi. Pourquoi tu m'écoutes radoter de même au lieu d'aller t'amuser avec la jeunesse."
- Moi je le sais, Albert. Et je pense pas ça, fais-toi en pas. Tu peux même la laisser sur mon bras, ta main, si ça te fait du bien. Ça me stresse pas pantoute.
- Oui mais le jeune, là, il va penser que tu te laisses cruiser par moi!
Je riais.
- Je m'en fous de ce qu'il pense. On n'est pas bien, là? Moi, je suis contente que tu m'aies parlé.
Alors il m'a regardé bien en face et il a osé poser sa main sur la mienne.
- En tout cas, je sais pas qui t'a fait venir ici, mais ça doit être comme un ange ou queq'chose de même. Personne m'a écouté depuis des mois, t'es la première à me poser des vraies questions, tsé? Alors même si ta route te fait jamais revenir ici, je t'oublierai pas, Miléna.
- Moi non plus, Albert, je t'oublierai pas. C'est promis.
Avant de sortir du bar, je lui ai donné deux becs sur les joues. Dans ses yeux, je voyais des éclats qui n'y étaient pas au début de la soirée. Il avait l'air apaisé. En marchant lentement vers mon hôtel, les mains dans les poches comme d'habitude, je me disais que j'étais vraiment contente d'avoir passé un long moment avec lui. Et que peu importe pourquoi on s'était rencontré, c'était pour les bonnes raisons. Dans mes yeux aussi, j'en étais sûre, il y avait un éclat qui n'était pas là au début de la soirée. Mon regard était chargé du poids des mots d'Albert. Et pourtant, je me sentais légère...

Route de nuit

Cinquième nuit de cauchemars. Les effets de la grippe, sûrement. Je suis incapable de supporter la pseudoéphédrine qu'ils mettent dans les médocs, ça me donne le tournis, des palpitations et ça me fait bouillir comme un putain de chaudron sur un feu de camp. J'ai tellement chaud sous la couette que dans mon sommeil, je confonds la sueur qui me coule dans le dos et entre les jambes avec du sang épais qui perle des blessures qu'on m'inflige d'un rêve à l'autre, sans cesse des coups et des lacérations à mes cuisses, mon dos, ma tête, mon ventre et mon coeur. Je me réveille plusieurs fois par nuit en repoussant mes draps d'un geste paniqué pour regarder, hagarde, si je baigne dans une mare écarlate. Je m'asseois alors sur le bord du lit pour reprendre mes esprits, les mains accrochées au matelas, la tête baissée sous le poids des images; je change mon slip détrempé et me recouche de l'autre côté du lit, là où les draps sont inhabités et frais.

Je rêve à ma morte. L'image vient de McComber, mais j'aime cette idée, alors je la lui vole temporairement. On en a tous une, non? Une morte qui revient nous tirer des plaintes du fond de la gorge, qui s'installe dans nos images pour les déformer en riant, une sorte de figure de proue fantômatique et déchue qui prend sa revanche en plongeant les doigts comme une intruse dans ce qui reste d'espaces protégés. Je rêve à des lames effilées qui coupent les muscles de ma cuisse droite, à cet homme aimé qui devient soudain dément et qui me ratisse le dos de ses ongles transformés en rasoirs. Je rêve d'une route sombre sous des nuages opaques poussés par un vent malain, à la solitude tenace qui m'emprisonne dans des décors dont je ne peux sortir et que j'arpente en criant à l'aide. Je rêve à la tristesse, à l'opression, au déluge d'insultes et de colère dont j'ignore la provenance et que je reçois debout, les bras ballants, sidérée par la puissance des coups. L'impression tenace d'enfoncer dans la lise, d'avoir les pieds entravés par la succion, ou au contraire celle d'être trop légère pour rester au sol, et de me sentir transportée dans des lieux toujours gris où ceux que j'aime deviennent étrangers, menteurs, violents, fous et dangereux.

C'est à se demander si j'ai la conscience tranquille.

vendredi 11 avril 2008

Carnet de route 8

Quand je suis sur la route et que j'ai le temps, je me promène le nez en l'air dans les rues excentrées. En prenant ces photos, je chantais un vieux tube de Pierre Bertrand entendu à la radio dans un commerce. Il m'arrive souvent de me prendre des poteaux en pleine face à force de ne pas regarder devant moi, ou de tomber en bas des chaînes de trottoir en m'éraflant les mains sur les cailloux comme une fillette. Une fois même, j'ai enfoncé jusqu'à la mi-mollet dans le béton frais coulé d'un trottoir, rue St-Vallier. Je ne vous raconte pas la très grande marade de ma meilleure amie écroulée de rire sur la pelouse adjacente devant mon air ébaubi. (Les gars de la ville riaient moins, mais ils m'ont quand même lavé les jeans au boyau d'arrosage en pleine rue.) (Ahahahahahahahahahah!) S'cusez.








Les yeux levés, on voit mieux les lignes, les ombres, les arêtes et les textures qui se découpent dans la lumière. Sur le fleuve derrière la maison blanche, les glaces dérivantes ressemblaient à des pagodes. Ce n'était plus de gros blocs d'iceberg comme à Matane, mais de longs morceaux effilés qui glissaient, disons, gracieusement. Je me demandais qui d'elles ou de moi arriveraient en premier à Québec. J'étais à Trois-Rivières encore, dans mon auberge tranquille où le proprio m'accueille toujours avec un coup de rouge et de grands sparages affectueux. Il me donne des becs bruyants en me tenant les épaules de ses grosses mains pleines de peinture, me raconte son mois, ses frasques, l'avancement des travaux de la nouvelle aile de la maison, et me demande à tout coup si j'ai enfin un "p'tit chum". Il dit que je suis jeune et que j'ai le temps, et me suggère avec un clin d'oeil de plutôt garder des amants. Il me fait choisir ma chambre puis je m'installe dans la grande salle à manger pour travailler, ses deux chiens couchés à mes pieds; je vois le fleuve s'étirer sous les rayons obliques de la fin d'après-midi. Le mois prochain, il me donnera un double des clés, c'est vous dire combien j'y suis chez moi.

Sur la route, les endroits comme ça sont précieux. On a l'impression que quelqu'un nous attend.

jeudi 3 avril 2008

Ballade pour Gomeux

Peut-on aimer toutes ses routes?

(...)

Je suis souvent venue par ici. Pour la première fois depuis un an et demie, il y avait du soleil. Le lac et les rivières callaient. La poussière et la boue ont sali mes bottes et mon manteau, et aussi mes pantalons gris. Je n'ai pas hésité cette fois à prendre mon temps, à m'arrêter où je le pouvais. Les voitures m'arrosaient en passant mais ça ne me dérangeait pas. Je regardais tout ça avec un oeil nouveau. On peut dire que je voyais comme à travers les yeux de Gomeux.

















Puis on m'a dit que bientôt, ces usines fermeront. Des centaines d'habitants de Shawinigan se retrouveront à la rue. Est-ce que cette ville sera désormais peuplée uniquement de fantômes?

mercredi 2 avril 2008

Soliloque 2

Hôtel Delta, 21h40. Je surplombe la ville. Je peux m'étaler les bras en croix sur la vitre gelée, de l'oeil droit je vois le fleuve, du gauche un clocher illuminé, en face j'épie ceux qui laissent leurs rideaux ouverts; je vois un vieillard qui se berce et d'ici je peux presque sentir son haleine de peppermint blanche couverte par l'odeur de suppositoire, les oranges, ceux en balle de fusil qui piquent. Il a les lunettes sur le nez, il fait les mots croisés du journal, sa feuille est pliée sur l'accoudoir, il se berce en écrivant il doit dépasser les lignes tellement il se balance trop vite, je suis sûre que sa chaise fait tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac. Comme l'horloge sur le mur derrière lui, dont le balancier rythme le mouvement de son pied qui bat le sol. Il a des grosses pantoufles vert olive, sûrement doublées en mouton applati au talon.

Je souffle pour laisser un rond de buée sur la vitre, dans lequel je dessine un jeu de tic-tac-toe. Je fais aussi un bonhomme pendu, ce n'est pas du jeu, je sais que j'ai écrit ton nom c'est le seul mot qui me revient en tête aujourd'hui. Six lettres, autant de voyelles que de consonnes, mes lèvres qui s'étirent en le prononçant et la chaleur de mon souffle qui en efface les traits pour que je le réécrive sans cesse en laissant des traces de doigts sur le verre. Malika ne sera pas contente. Elle croira qu'un enfant mal élevé salope ses fenêtres. Je regarde en bas, la rue est vide. Mon visage se reflète dans le halo laissé par la lampe de chevet et je répète ton nom pour voir de quoi j'ai l'air quand je le dis à haute voix. Mes fossettes ressortent. Des alcôves pour le bout de tes doigts quand tu m'embrasseras. J'ai un sacré noeud dans le dos, on dirait un tison qui me brûle l'omoplate. Je m'appuie sur l'arête du mur en faisant entrer le coin en-dessous de l'os pour défaire les tensions, je penche le cou et je ferme les yeux. Si tu posais tes mains dans mon dos, je pleurerais sûrement de soulagement tellement j'ai besoin qu'on me touche.

Le vieux vient d'arrêter de se bercer. Il a ouvert la télé, sûrement pour regarder les nouvelles de 22h. Dans l'appartement du dessous, une jeune femme rentre du travail, je la vois jeter un coup d'oeil par sa fenêtre tout en rattachant ses cheveux. Elle a un uniforme blanc, ou bleu pâle, je ne sais pas trop. Sûrement qu'elle épie elle aussi les clients de l'hôtel, elle doit surprendre beaucoup de choses qu'on n'entend pas à travers les plafonds et les murs de béton. Elle a ouvert le frigo et elle boit du jus à même le carton. J'ai envie de fumer mais j'ai 9 étages à descendre pour sortir, je ne sais pas quelle idée j'ai eue de demander une chambre non fumeur...