vendredi 25 janvier 2008

Carnet de route 6

Mon ventre est une digue qui se rompt en tonnant. La fissure laisse gronder tout ce qui en sort, pêle-mêle et en vrac pendant que tu soupires. Ta paume frôle ce qui m'empêche de respirer, je sens tes peaux mortes égratigner le contour de mon nombril. Tu poses ta joue sur mon ventre et les petits cheveux près de ta tempe chatouillent la peau fragile sous mes côtes. Tu ris en glissant ta jambe sur la mienne, la femme de chambre passe dans le couloir en poussant son chariot. Elle crie après Suzanne au bout du corridor, sa voix est basse comme celle d'une alto qui fume trop. On entend les roues frapper le coin du mur, la machine à glace vrombit en face. Je veux te retenir sans te le dire, je n’ose rien murmurer. J’ai les yeux scotchés sur le cercle jaune d’humidité au-dessus de ma tête, le sommier couine pendant que je replace mon corps sous le tien. J’ai vu qu’un nouveau grain de beauté est apparu sur ta fesse droite. Il s’étiole en étoile sombre, faudrait le surveiller pour qu’il ne devienne pas poison. J’arrête mes doigts sur ton épaule, mon cœur bat au bout de l’index et du majeur, tu as un nœud juste là. Tu as conduit trop longtemps pour venir jusqu’ici, des heures entières à chanter un peu faussement la même rengaine en fumant des cigarettes sans filtre qui t’arrachent la gueule et en enlevant de temps en temps les miettes de tabac qui collent sur le bout de la langue en brûlant un peu. Le robinet fuit dans la salle de bain, le tapis mouillé est roulé en boule sous l’évier, la veilleuse est allumée, elle laisse des sillons sur le mur beige. Tu lèves les yeux vers moi et ça te fait une lézarde dans le milieu du front. Tu ne ris plus, tu touches mes lèvres du plat du pouce. Il descend dans mon cou, sur mes clavicules, sur l’aréole de mon sein gauche. Je crépite comme une mèche qu’on mouillerait d’une goutte fragile, pour un peu je prendrais ta tête pour t’empêcher d’arrêter de me regarder de la sorte, tes yeux aspirent toutes mes contradictions, tu es une tranchée dans laquelle je me replie. Nous ne sommes nulle part mais je suis plus en sécurité ici que partout ailleurs. Je suis prise dans le creux de ton coude et je regarde la neige sur l’écran. Il est tard. Tu t’es endormi les jambes ouvertes, le drap froissé sous ton genou. J’ai décidé de veiller un peu. Je prends des réserves de ton corps parce que demain, tu seras déjà à l’autre bout du spectre.

mardi 22 janvier 2008

Musique



Tu te souviens des dessins que tu faisais d'elle? Ils explosaient sous tes mains, ils étaient tous les intervalles entre vos instants barricadés. Ils animaient ta pupille d'une lueur sauvage que je ne t'avais jamais connue, ta tignasse était tissée de noeuds à force de repasser les doigts dans tes mèches crades. Tu dansais en la regardant naître à travers les esquisses que tu traçais de sa peau. Ton atelier débordait de fumée illicite et de coussins revêches, tu avais du fusain sur les jointures et les joues. Ton odeur s'épandait à travers les puits ouverts dans le toit, je te trouvais si dingue, j'étais si jalouse du désespoir tenace qui te faisait créer ce qu'elle n'était pas encore tout à fait. Tu te rappelles tes éparpillures, tes rebonds colériques, ta rage impitoyable de la garder vivante? Présente et entière, sa voix en écho sur tes murs désormais vides? Les esquisses inachevées s'étalaient sur le parquet nase, quand tu rôdais entre les pages de son corps qui t'avait abandonné. Tu maniais les encres en soliloquant, les pieds nus dans les courants d'air. Et maintenant, où est-elle? Dans les galeries, ailleurs, loin de toi toujours. Elle danse sur les murs et dans les lumières dirigées par ton regard. Elle est belle.

lundi 21 janvier 2008

Évadements

J'ai roulé en Beauce aujourd'hui. La Chaudière craquait de partout, paralysée par les glaces étanches, les blocs lustrés et la neige nouvelle. Les narines me collaient, j'avais les doigts gourds. Les routes étaient sèches et grises, la lumière frappait fort, les pneus tournaient carré en couinant. Ma tête aussi. Des mots en rafales, des bouts de phrases aussitôt oubliées, des questions: la place des fantômes, l'espace habité par les éclaboussures, la longueur du toboggan, l'endroit de l'atterrissage, les manières soudain plus claires de faire face aux revers, aux absences, aux silences mais aussi au souffle nouveau, aux images dérivées, aux nuits explicites, aux paroles issues du cisèlement délicat de la tendresse. Dévaler les courbes serrées de la route en expirant les rebours et les effluves surréelles qui sortent par tous les pores des mains. Penser à toi. Et croire en ce que j'y vois.

dimanche 20 janvier 2008

Vue de l'extérieur



Je me sens d'humeur dominicale. Ça tombe bien me direz-vous, c'est dimanche. Ma tête ressemble à cette fenêtre. Pleine de buée qui se répand en gouttelettes transparentes. Comme des perles liquides. Je suis contemplative, je n'arrive à rien. La grande langueur des lendemains qui frappent le crâne comme un gong de clocher quand on y monte chercher des nids. Ou voir de quoi a l'air un village de haut. Mes idées s'évadent, je suis ailleurs que chez moi en pensées. En France, par exemple, ou en Inde, pour voir cette amie partie en grand périple intérieur. Elle a assisté à une conférence du Dalaï-Lama (son grand manitou spirituel) et s'est liée d'amitié avec un moine tibétain. Un grand moine chauve en robe colorée. C'est son peuple de coeur, l'endroit qui ressemble à une maison qui sent le gâteau, le lieu qui la ramène le plus à elle. Elle trouve ce qu'elle était allée chercher, déjà. Lui parler ce matin m'a rappelé combien elle me manque. Heureusement que je vis moi aussi des coups de foudre amicaux, des rencontres inopinées qui ressemblent à des amitiés de voyage, intenses, chaudes, franches et gratifiantes. Des perles, quoi, qui tracent des dessins limpides.

jeudi 17 janvier 2008

Rassemblement

En revenant de Matane, j'ai rencontré une drôle de bande. Ils semblaient sortir tout droit de la mer. Ou vouloir y entrer, je ne sais trop. Ils palabraient à qui mieux mieux comme des familles qui se retrouvent depuis longtemps. J'ai zigzagué entre eux pour les entendre. Ils m'ont dit plein de secrets, paroles des profondeurs, mots salés qui m'ont fait rire.







J'ai fôlatré sur la route du retour. J'avais le soleil de front, je n'y voyais goutte, perdue entre les bancs de poudrerie incandescante et les rayons qui brûlaient les lignes de la route. Quand il a eu fini de me narguer avec son panache de roi, j'ai enfin pu avaler les teintes que prennent la neige et l'eau. L'hiver n'est pas que blanc.


samedi 12 janvier 2008

Réminiscences 5

Il enterrait des fossiles dans la cours pour expliquer à ses enfants la fonte des glaces et l'enfouissement des espèces qu'on ne retrouve que des années plus tard. Il disait qu'il suffit d'avoir un balai et une petite pelle, et de creuser juste là pour trouver le passé. Il faisait des feux de bois très tôt en saison, fermait toutes les lumières et il restait assis des heures à méditer devant les flammes qui léchaient les bûches hurlantes dans la cheminée, les jambes étalées, chevilles croisées, en grignotant parfois des juliennes barbecue ou des bonbons-sandwitche à la réglisse noire. Sa chemise prenait alors l'empreinte de la sève et sa barbe gardait toutes les odeurs du jour. Il jouait volontiers du tisonnier, mettait de la musique en faisant grincer l'aiguille et il faisait monter sa fille sur ses pieds pour danser en rond sur le tapis en tenant ses poignets très fort pour ne pas qu'elle tombe. Il connaissait beaucoup de tout sur tout: sa tête était pleine d'informations utiles et inutiles glanées dans les pages des encyclopédies qui recouvraient presque tous les murs de sa maison, il tournait sa moustache constamment quand il réfléchissait et il arpentait le corridor du salon jusqu'à la chambre à coucher pour laisser les idées frayer en sautillant. Il ne haussait pas souvent la voix; il disait qu'on peut très bien entendre les choses dites tout bas, les plis de ses joues se dérobaient plutôt quand il était en colère. Ses yeux devenaient des glaciers.

Les mares de nénuphars se transformaient en îlots pour les princes et les rochers recouverts de neige cachaient les maisons d'elfes sauvages qui dormaient tout l'hiver. Ses petits marchaient alors sur la pointe des pieds, le doigt sur les lèvres, les éclats de rire pris dans le ventre pour cause d'interdits. Il épluchait les roses en embrassant sa femme une main posée en coupe sur son épaule. L'été, il jouait aux dominos des après-midi durant, une bière appuyée sur la bedaine, un chapeau sur les yeux au grand soleil. L'hiver, sa langue claquait pendant qu'il récitait des poèmes en se pavanant l'index en l'air vêtu d'une grande veste de laine brune, les jeans en bas des hanches, ses cheveux frisés aux épaules. Il levait toujours les yeux vers les étoiles en pointant leur nom; il visait l'infini pour lui-même et les autres.

lundi 7 janvier 2008

Portrait 5

Il ne lui donne rien du tout. Il ne l'écoute même pas quand elle parle, ramenant tout à lui-même comme ses draps moites lorsqu'il dort en s'agitant. Sa voix est lourde et grailleuse quand il raconte ses exploits passés, on voit bien que ses yeux s'animent alors pour vrai, un éclair passe et il irradie alors d'une fierté dégoûtante. Ses cheveux sont parfois hérissés, il sent souvent la bière éventée, cette espèce d'odeur douceâtre qui la répugne. Quand il ouvre la porte en bâillant à pleine gueule, elle se dit qu'elle devrait bien être ailleurs. Qu'en quelque sorte, elle n'a aucune importance à ses yeux. Pourtant, elle sait qu'elle en a plus qu'il ne le montre. Qu'il la voit comme une sorte de rivage, ou comme une plaine. Parfois, elle perçoit son regard longuement posé sur elle quand il la croît occupée ailleurs. Il ne sait seulement pas comment batailler, il contraint depuis longtemps tous les accès à ce qu'il y a de tendre en lui en roulant ses mécaniques rouillées. Il pense qu'en exposant sa dureté, il exhale la force et la solidité. Qu'en parlant ainsi sans arrêt, elle s'attardera davantage à lui. Elle ne sait plus comment partir. Ou comment lui dire qu'elle a besoin qu'il la regarde en face, comme avant. Elle voudrait le trouver beau et réussir à entrer dans ses murs. Elle a l'impression de crapahuter dans les lisses et de ne plus trouver la porte dérobée qui la mènerait à nouveau jusqu'à ce qu'elle soupçonne en lui.

dimanche 6 janvier 2008

L'année commence tranquillement avec son sourire comme point d'ancrage.
Puis je sens comme la chaleur d'une paume étampée dans mon dos et une indicible présence au bout de la ligne, qui me fait marrer et me coucher à plus d'heures. Tout est diffus, filtré par la brume qui sévit au dehors, cette étrange opacité de l'hiver qui sue. Moi aussi, je sue, les bras égratignés par mon sapin rabougri, les cheveux collés sur les tempes, les aiguilles étampées dans les bras, sur les jambes et même sur les fesses, c'est bizarre. Il y en aura partout dans les craques du plancher jusqu'en juillet prochain. Par paresse, j'ai lancé mon sapin en bas du troisième étage et je l'ai regardé s'écraser; les aiguilles ont fait des dessins confus sur la neige comme des centaines de coupures de rasoir sur les avant-bras très blancs d'une femme fragile. Aujourd'hui j'ai réglé des comptes avec quelques conflits antérieurs; des batailles de voisinage stimulées par l'orgueil mal placé et trop de silences indus. On a sabré le mousseux et ouvert une bouteille de blanc en plus, j'ai vu le ballet de nos pas maladroits tenter de s'accorder sur le même rythme. Pas facile. On piochait dans les olives au pamplemousse, les fromages frais et les anchois huileux en se confrontant comme des coqs fatigués. On a laissé partir nos réserves et cette année de défiance avec le fond de la dernière bouteille. Je vais devoir lui prouver bien des choses pour qu'elle passe enfin l'éponge. Elle me dit qu'elle n'est pas rancunière mais elle reste pourtant fâchée longtemps. Je ne vois pas trop la différence.

Demain le retour au travail; jupe, maquillage, mallette noire et la route encore comme une vieille amie qui me fait signe des deux bras en appelant mon nom de loin.