dimanche 29 décembre 2013

Avant qu'il soit notre père

Entrer dans le rangement sous le toit et fouiller dans les boîtes oubliées là depuis 12 ans. Au fond, derrière une planche à repasser et un sac-à-dos de voyage en Europe, trouver une boîte de souvenirs sous un vieux panier à linge défoncé. Des centaines de photos rescapées en vitesse lors de la vente de la maison familiale et jetées en vrac dans une boîte. À deux jours du 25e anniversaire de la mort de mon père, c'est un moment parfait pour m'asseoir et en faire le tri. Attablée en pyjama avec un café-crème, je passe en revue l'histoire de notre famille. J'ai l'impression d'avoir les deux pieds ancrés dans la terre glaise, des odeurs de tourbe, de fleuve et de sapin remontent jusqu'à moi. Il y a cet album en cuir rouge dont les pages en carton noir sont reliées par des cordes. Des photos où ma grand-mère ressemble à une star des films français d'après guerre, le visage auréolé de boucles battues par le vent venu du fleuve, une robe cintrée à la taille, mon père encore bébé sur les genoux. Je tourne les pages où il a inscrit au crayon blanc son histoire. C'est comme un testament retrouvé, un jeu de piste qui dévoile petit à petit nos origines, ce qui a forgé nos instincts, la source de nos passions. La jeunesse de notre père. Ses amis, son parcours, ses possessions d'enfants. Dans ses notes empreintes d'humour, je reconnais l'esprit bohème qu'il a étouffé plus tard avec sa cravate d'avocat. C'est le Cercle des Poètes Disparus. Je le vois, frondeur et mutin, grimpé aux arbres, juché sur les canons, appuyé sur la porte d'une église le paletot ouvert, le poing dans la poche et les cheveux comme des ailes de corbeau brun, je le vois une main enserrant celle de sa jeune soeur, protecteur et aimant, ou déguisé pour le théâtre, comédien et sûr de lui. Je mets la main sur mon coeur sans m'en rendre compte. Ses yeux sont mon héritage le plus précieux, mais c'est sa voix que je voudrais entendre. Les pages se détachent même si je les tourne avec délicatesse, l'impression d'un trésor qui pourrait s'effriter dans l'odeur imprégnée de la cave familiale. Puis ma mère apparaît sur les photos. Je reconnais mes traits, ceux de mes soeurs. La fraîcheur de son regard amoureux de jeune mariée et ses joues, dont je sais l'odeur par coeur. La naissance de nos vies. Le bonheur qui transpire sur ces vieilles images de notre passé, tellement souvent oubliées ou simplement mises de côté, à cause des entailles de la vie.

La mémoire prend ma journée. Je retrouve les épices de son odeur, ses multiples visages et les mots qu'il m'a offert comme ceux que je ne pourrai jamais tirer des gens qui l'ont connu avant moi, parce qu'ils n'auraient pas le poids réel de ce qu'il a représenté pour eux. Avant qu'il soit notre père, lorsqu'il aurait pu être un ami.

lundi 16 décembre 2013

Retrouvailles

Il dit: Il y a 20 ans, tu étais mon amie mais j'étais fou de toi. Je t'aimais, j'aurais fait des kilomètres à genoux dans les cailloux pour te protéger. Je voulais te donner ma main, être cette main dans ton dos, qui se pose là la nuit, qui te rassure et te réchauffe. La main qui t'appartient et les yeux qui te regardent. Je voyais tout de toi et j'aimais ta folie, tes défauts, ton caractère de gitane, cet amour des mots qui te portait ailleurs. Je te laissais te sauver de moi en espérant qu'un jour tu reviennes, mais tu étais comme le vent. Tu te cherchais et moi je te suivais à la trace pour ne pas être trop loin au cas où tu te trouverais. J'ai réussi à passer une nuit avec toi puis je suis parti. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça.

-Ah bon? Pendant 20 ans j'ai pensé que c'était moi qui avais pris la fuite.

...

...

...

Il n'y a toujours pas de main dans ton dos. Tu veux reprendre la mienne?

dimanche 15 décembre 2013

Tu peux ployer, mais ne casse pas

Une nuit il entre à l'hôpital et tout à coup, c'est un amas de certitudes qui éclatent. Dehors la neige crisse sous les pas, les aiguilles du sapin embaument le salon où elle se tient debout près du foyer éteint. Le lit de son fils est vide, le papa dort sur une banquette à ses côtés dans une chambre du service de pédiatrie. Le plus jeune ronfle doucement en haut des escaliers, le nez dans son ourson géant. Cette nuit, le lutin de Noël ne fera pas de mauvais coup. Le silence se matérialise autour d'elle. Il devient aussi gluant que les bras de trois fantômes noirs qui s'invitent par surprise. Elle ne peut pas s'empêcher de prier à sa manière, les phrases retournent à l'espoir, elle se dit qu'il faut avoir la Foi. Peut-être pas en Dieu ni aux anges, mais la Foi en cette vie qu'elle a donné et qu'elle voudrait exempte d'épreuves pour son petit garçon.

Elle me texte pour ne pas avoir à parler à haute voix. Sa gorge est trop serrée. La mienne se crispe aussi, et mes doigts glissent sur le clavier. Je cherche les bons mots. Le sang dans mes bras est épais comme de la mélasse. Je me lève pour allumer le lampion turquoise, le même qui a brûlé pour Mandela, pour ma nièce et pour une petite plume qui s'est envolée il y a presque un an. C'est la flamme des pensées qu'on envoie vers la lune presque pleine, des intentions teintées de courage, l'amour qu'on espère assez fort pour venir à bout des écueils. Un symbole qui remplace en partie les bras que je voudrais enserrer autour de sa peine, là, tout de suite. Il faut attendre, maintenant.

Chaque jour elle me parle du courage de son petit bonhomme. La pomme n'est pas tombée loin de l'arbre. Il a sûrement un peu de sa trempe, la force de caractère de ceux qui voient si rarement le pire. Ceux pour qui il n'y a pas de larmes inutiles, pas de drame auquel on ne peut faire face, une manière de marcher les épaules droites en chassant les nuages d'un revers de la main pour mieux voir en avant. Je ne compte plus les fois où elle a fait basculer ma tristesse en bonheur, ni celles où elle a trouvé les mots qui me guérissaient comme par magie. Je me souviens d'une carte qu'elle m'avait écrite alors qu'elle s'inquiétait pour moi. "Tu peux ployer mais ne casse pas". À l'hôpital malgré les tests et les prises de sang, son fils de 5 ans ne pleure pratiquement pas. Elle non plus. En secret, je pleure pour eux le soir. Ce ne sont pas des larmes de désespoir, mais plutôt d'empathie pour cette famille qui est un peu la mienne. Je pense au combat qui se déroule dans le petit corps de cet enfant que je connais depuis sa naissance, et je lui parle tout bas pour qu'il soit plus fort que tout ça. Je pense à mon amie et à son chum qui se relaient à l'hôpital entre le travail, les courses et le plus jeune qui a aussi besoin d'eux.

Une nuit son corps recommence à fonctionner normalement. Il répond enfin aux traitements ou à nos prières mais peu importe, il est tiré d'affaire. Je pense à la girouette qui peut cesser de tourner dans le ventre de mon amie, à la fatigue qu'elle va pouvoir déposer à la porte et au soulagement qui remplace les fantômes noirs. Au lutin, qui va pouvoir recommencer à faire des mauvais coups et au Noël qu'ils pourront fêter en famille.

Je ne peux m'empêcher de penser aussi à la Foi, qui a sa raison d'être peu importe où elle est dirigée, car elle permet de tenir debout.

vendredi 29 novembre 2013

Ton corps sur la route à St-Vallier-de-Bellechasse

La nuit est tombée lorsque je rentre de Rivière-du-Loup. Je roule sur la 20 en fumant, les nuées sombres crachent des flocons qui barbouillent ma vitre. Mes phares guettent les chevreuils qui sortent souvent à cette heure, je roule pépère sur les vagues granuleuses qui balaient le bitume. Les autres me dépassent en m'aveuglant. Les Soeurs Boulay chantent: "Y'a rien à faire j'dors en cuillère avec des ice-packs de camping". C'est cette phrase-là qui propulse ton corps sur la route drette devant moi, tellement tu me manques, l'ombre de tes bras entre les pointillés, tes longues cuisses musclées et l'image de tes pupilles qui brillent comme des putains de diamants qu'on auraient tirés d'un morceau de charbon. Mes yeux quittent la route, j'ai eu trop peur de t'écraser. J'hallucine ta bouche contre mon cou, ta main sur ma cuisse comme quand on roulait sur l'Île d'Orléans. L'odeur fantôme de tes draps s'immisce dans l'habitacle. Je m'écrase sur mon banc. J'allume une autre cigarette. "T'es où dis-moi, tu reviens quand, j'ai l'air d'un brise-glace dans le désert"... Je souffle par la fenêtre entrouverte les images qui apparaissent: le shooting photo à la lumière d'une lampe de lecture, le ragoût épicé aux piments-dragons cuisiné le dimanche, la voix de Bon Iver qui remplit les combles où tu as ta chambre, ta manière de sauter du lit en remettant ton pantalon tribal pour aller me faire un café trop fort comme je l'aime. Les bouchées de pita à l'humus que tu déposes sur ma langue en m'embrassant, les shooters de rhum avant le cinéma, le bruit de tes bottes dans l'escalier quand tu montes chez moi. "J'suis pas trop petite pour les manèges, j'ai lu ta note su'l frigidaire"... Je m'arrête sur le bord de la route à la hauteur de Beaumont. Y'a de la buée. J'ai pas vu passer les sorties, j'étais assise sur tes genoux et tes mains dans mon dos me déconcentraient. Je m'attache avec un fil imaginaire entre l'accotement et chez moi. C'est un truc que m'a donné ma soeur, pour m'aider à me concentrer et me protéger. Je vais essayer de le suivre pour être sûre de me rendre. Le grésil sautille sur la tôle, le vent se lève et s'enroule aux arbres qui commencent à ployer. Je remets la même toune pour la neuvième fois.

J'ai du plomb dans le ventre. Y'a un cave qui me colle au cul et moi je pense juste à me coller au tien. Les champs se transforment en confettis, je t'imagine courir sur les rafales en riant, ta voix bizarrement perchée dans les aigus quand tu t'emballes et toutes les traces que tu laisses même quand tu voudrais les effacer. Tu veux être nulle part mais tu es partout; tu me fais penser aux aiguilles d'un sapin de Noël dans les craques de mon plancher de bois. Ton ombre s'estompe seulement à Lévis, les lampadaires noient les contours de ton visage qui me réconforte quand j'ai peur. Au premier feu rouge sur le boulevard Charest, je regarde si tu m'as envoyé un message.

"Laisse ta porte débarré, j vé arriver tard".

Y'a rien comme ton corps au bout d'une tempête.

vendredi 25 octobre 2013

Dans une cabine, à Pointe-aux-Pères

C'est une cabine campée sur une dune à dix mètres du fleuve. Les herbes sèches sont battues par le vent et les rouleaux laissent une traînée de mousse crépitante sur les galets gelés. On ne voit pas la rive opposée, happée par le plafond bas des nuages noircis par une pluie qui s'éclate au large. Ils poussent la porte, excités comme des adultères en perdition. Il ressemble au fils de Gengis Khan. Elle a tout d'une bohémienne rousse. Entre son sang berbère et celui bouillonnant des ancêtres irlandais qui ont combattus sur tous les champs, il ne reste de l'espace que pour une tendresse mue par la passion. Il referme la porte du talon et ses mains arrachent l'écharpe de laine turquoise, le bonnet tibétain et les lunettes qui lui donnent cet air sérieux qui détonne avec ce qu'elle est vraiment. Elle s'attaque à ses lèvres dessinées comme un ourlet et mordille la barbe naissante. Un feu brûle déjà dans la truie. Le chalet sent l'humidité et le sel, comme celui qu'elle goûte sur la peau de son cou. Elle se perd dans l'odeur que renferme son gilet de laine trop grand et elle se sent transportée de l'intérieur en même temps qu'il la soulève pour la déposer sur le lit. Elle tangue. Il ne pense à rien d'autre qu'à ce corps qu'il peut dénuder entre deux rafales. Il dirige ses gestes au même rythme que les vagues qui grondent derrière la porte, il guette sa respiration, il la boit et il dévore autant la texture de ses seins que la brûlure de son regard, qui le capture et le délivre.

C'est une nuit sans lune sur un rivage battu, des heures bleues qui suintent en laissant des traces rondes sur les oreillers, des égratignures sur les mollets et des cernes luisants sur la peau tendue de leur ventre. Les mots ne sont pas nécessaires, ils s'inscrivent à l'encre invisible dans la chaleur de leurs corps enroulés, de ses bras refermés, derrière son genou et dans les boucles répandues sur son torse. Le silence sert de refuge à ce qui est inutile, aux pensées inconsistantes qui s'évadent et à tout ce qui pourrait les retenir de s'aimer. Le vin rouge parfume leurs lèvres et ils rient en roulant dans les miettes de pain qui rendent les draps piquants. Elle ouvre les rideaux et danse nue devant la fenêtre, une veilleuse en forme de coquillage nacré découpe son corps contre la mer et il se sent transporté en la regardant, les bras relevés derrière la nuque, les yeux plissés d'un désir qui ne le quitte pas. Il n'y a plus d'âge, plus de temps, plus de distance ni de retenue. Il se lève pour danser avec elle, l'aurore naît au bout de la pointe. Le vent souffle toujours et entre eux, un sentiment naît.

lundi 14 octobre 2013

Action de Grâce

Sillonner la plage à la recherche de bois de grève polis et séchés par le vent marin. Ramener des arbres entiers déracinés puis portés d'on ne sait où par les courants, projetés sur la grève par les fortes marées de l'automne qui avance. Ériger un immense tipi entre les rochers comme une oeuvre commune dans laquelle chacun met du sien. Elle pense que l'énergie de toutes ces mains ajoute une ardeur particulière au feu qu'elle allume du premier coups, l'écorce parcheminée et les brindilles de sapin s'enflammant en formant une colonne d'étincelles qui se fondent au ciel encore bleu. Il y a un moment de silence où tous les regards se perdent dans le dessin que forment les flammes. C'est l'instinct ancestral qui remonte, le pouvoir des couleurs mouvantes et de la chaleur qui amène la tête ailleurs. Voilà pourquoi elle tient tant à ces rituels païens qu'elle provoque aux passages des saisons et lors des fêtes qui scandent le calendrier des croyants. Elle aime plus que tout ce temps d'arrêt où chacun réfléchit à ses chances et prend conscience des autres sans qui la vie serait plus rude. C'est le pouvoir de la gratitude, un instant de reconnaissance, une manière de s'attarder à l'essentiel pour balayer les écueils et ces douleurs qui traînent toujours plus ou moins dans les heures de solitude. Reconnaître le bonheur c'est le prolonger, lui donner de l'élan et le propager. Voilà pourquoi ils notent leurs remerciements sur des bouts de papier qu'ils jettent dans le feu, ravis de voir la fumée les dissoudre sur les ailes des envolées d'oies sauvages qui passent au même moment. La symbolique des migrations ne leur échappe pas. Elle appelle au courage et aux longs voyages qu'on ne peut accomplir qu'avec les autres, et à cette force qu'on ne peut trouver qu'en soi.

jeudi 10 octobre 2013

Mesurer l'étendue des ombres

Pendant qu'elle te baise tu revois en flash-backs cette grotte que vous aviez trouvée malgré l'entrée dissimulée par les broussailles auxquelles s'accrochaient encore de minuscules morceaux de chair sur les épines sèches. Vos semelles roulaient sur les pierres rondes dans la montée, jusqu'à ce qu'elle glisse et se fracasse les genoux contre une faille assez grande pour laisser passer un homme. Un hasard. En t'écorchant les épaules dans le goulot crayeux, tu as été surpris de découvrir un antre immense, sculpté dans la pierre et envahi d'âmes dont les pouces avaient laissé des empreintes sur les murs. Un abri souterrain mais ouvert à son extrémité sur l'horizon palpitant des feux qui embrasaient le maquis. Planté devant ces aurores mouvantes, les cils engourdis par la poussière âcre portée par les vents de la mer, les semelles accrochées à la paroi, tu sentais la texture anguleuse de la pierre et tes doigts égratignés par une emprise vide. Elle était juste là, debout à tes côtés, les cheveux emmêlés aux perles de sueurs qui luisaient sur son cou. Muette. Tu trouvais les contours de sa silhouette émouvants dans le jour déclinant. Ta main avait quitté la roche pour agripper sa hanche, et les échos de ses soupirs avaient rebondi sur les murs pour te revenir dans les tympans comme les rythmes hallucinants d'un djembé. La nuit vous avait laissé couverts de morsures, de salive et de sperme, le dos éreinté et les fesses marquées par la rudesse du sol.

Cette image lointaine te permet maintenant de mesurer toute l'étendue des ombres qui cantonnent depuis des mois le son de sa voix à la stricte portée d'une larme que tu vas chercher, du bout de la langue, sur la commissure de son oeil à demi-fermé. Comme si tu ne pouvais empêcher le sable de rayer sa rétine. Ta bouche est plombée par une pâte dans laquelle tu moulerais volontiers ses seins pour fossiliser le détail de ses mamelons, les poils blonds qu'elle n'arrache pas par superstition et ces sillons graveleux sur lesquels tu aimes t'attarder. Son corps transporte des frémissements qui t'émeuvent parce qu'ils rappellent la force qu'il manque à tes bras pour te hisser par la cheminée érodée des siècles de silence. Ton haleine est galvanisée par l'angle de la lumière d'un feu sur les mèches qui caressent ton torse, tu te casses le cou pour en voir les volutes sur le plafond de ta chambre ou colmater les craques du plâtre qui s'effrite. Tu respires entre ses cuisses en laissant la buée s'accrocher aux grains de beauté qui forment des chapelets émiettés. Ses ongles incandescents chassent encore les traces baveuses des autres sur ta peau. Toutes les odeurs animales te remontent à la gorge et c'est en formant un étau autour d'elle que tu peux enfin pénétrer les couches sépulcrales qui la retiennent de t'aimer comme tu l'avais aimée, dans cette grotte troglodyte suspendue.

mardi 1 octobre 2013

La gravité et l'espoir

J'ai de la peine pour toi, mon ami. Il y a tellement d'ombres qui s'accrochent à tes poils, tellement de notes graves dans le grain de ta voix. Tellement d'effondrements. Tes épaules ont l'air si fortes sous les dessins tatoués de tes escapades tribales, et pourtant. Pourtant tu dérives sur des lacs souterrains sans même voir la lumière parce qu'en ce moment, elle est réfugiée, comme toi, dans un lieu qui suinte une humidité repoussante. Il y a du varech qui sort de ton nez en pendouillant, une espèce de mousse filandreuse qui s'accroche à tes pupilles et qui entoile ton coeur. Ça te rend à la fois sauvage et extrêmement délicat, tu es une rose des sables et je sens les écailles fleurir et creuser les arabesques qui définissent tes rares sourires. Tu ressembles aux notes d'une contrebasse ou aux volutes des fumées que nous aimions capturer dans nos cheveux. Tu es la gravité et l'essence d'un espoir que nous cherchions toujours à cueillir. Cette tristesse qui goûte le fer et le tuyau de plastique, elle s'arrime aux papilles. Mais ne prononce pas le désespoir en lavant ta langue avec une guenille, viens juste déposer ton front sur mon comptoir de cuisine, je te ferai sentir du basilic et de la menthe fraîche. J'ouvrirai les fenêtres et tu pourras te jucher dans l'érable qui étend ses racines vers le haut. Je te bercerai entre mes seins et je prendrai tous tes mots comme les pieux d'une nouvelle clôture à ériger entre le roc et le sable, qui s'effrite et déboule.

dimanche 29 septembre 2013

Se faire un masque avec les embruns d'une chute

Marcher sur l'écaille des dragons, en photographier les strates pour faire des tableaux et se jeter les semelles dans la mousse des flaques. Avoir les yeux mouillés en lisant un roman sur la terrasse d'un café, se cacher dans l'ombre d'un pashmina turquoise, rentrer en évitant les lignes du trottoir pour conjurer le sort inventé par un enfant imaginaire, écouter le même cd pendant douze heures. S'étirer les mollets en serrant un arbre dans ses bras, les doigts accrochés dans les nervures, la joue posée contre l'écorce râpeuse, mêler sa sueur à la sève le pied enserré par ses racines. Arrêter la voiture pour caresser le ventre d'une oie tombée au combat, voir un ours bailler dans le Parc des Laurentides et tous les lacs figés dans la brume d'une aube évaporée. Se faire un masque avec les embruns d'une chute et l'arracher d'un coup sec puis regarder les flocons de peaux mortes se mêler aux plumes blanches d'un aigle. S'asseoir le dos sur un mur de ciment brûlé. Porter sur l'omoplate le décalque d'un tag qui ne s'effacera jamais, comme du fusain barbouillé sur l'iris d'un amant croisé par hasard. Se baigner dans les gouttes qui perlent au-dessus de sa lèvre et amener l'orage là où il doit éclater. Avaler son souffle, le recracher par la fenêtre ouverte les talons enroulés dans les rideaux. Partir en randonnée de 15 kilomètres avec de la poussière dans les espadrilles, revenir avec l'empreinte de l'été indien sur les bras.

samedi 21 septembre 2013

Portrait d'un homme de la mer

J’ai rencontré un marin cette semaine. Un instant, j’étais seule avec mon plat de moules poulettes et un roman policier, juchée sur le tabouret au bout du comptoir, et l’instant d’après son odeur emplissait mon espace et j’ai refermé mon livre pour entrer dans son histoire. Un grand gars de 6’3, les cheveux ras, les sourcils fournis qui donnaient à son regard une sorte de profondeur. Peut-être aussi qu’elle venait de toutes les nuits de grandes vagues, quand sa solitude emplit ses draps et sa cabine entière avant de remonter sur le pont supérieur et de plonger dans l'écume. Sa voix portait l’empreinte des nuits de murmures où entre deux verres de rosés, on avoue à une inconnue ses faiblesses, les mains ouvertes sur le bois égratigné. Il me racontait que les relations intimes sont interdites à bord. Les discussions restent toujours superficielles, dirigées par l’ordre et la hiérarchie. L'absence de contacts physiques devient rapidement comme une litanie qui berce la tête d'un manque tel que le ventre se serre, la nuit. Les images des étreintes passées deviennent obsession et l'heure du sommeil un moment presque redouté parce qu'il n'y a rien d'autre à serrer qu'un oreiller plat et le vide constellé d'étoiles.

Ses amours sont hachurées par la ligne d'horizon et par les pertes constantes qu’il s'impose à choisir toujours les départs. Ses escales sont courtes et peu propices aux échanges honnêtes et profonds. Quand il me regardait en me confiant tout cela, je sentais qu’il me voyait vraiment et que les fils invisibles qui le relient à la terre ferme s’enroulaient autour de mon cou pour faire comme un foulard qui me réchauffait de l’air piquant de Rimouski. Il baissait parfois les yeux pour entrer un peu plus loin en lui-même et ça me donnait une furieuse envie de poser ma main sur sa cuisse pour le garder à la surface. Mais je ne l’ai pas fait, bien sûr. J’ai attendu qu’il continue de parler en l’entourant de ouate dans ma tête. J’étais touchée par la manière dont ses secrets se frayaient un chemin jusque sur la peau de mes bras, où je sentais les poils se hérisser à mesure que mon cœur se serrait. Il consacrait ses heures à terre à s'occuper de son père mourant. L'odeur de sa chambre lui remontait au nez. Il puisait dans son amour et dans la peur de l'abandon la force de masser les cuisses frêles, les muscles fragiles de ses bras et de caresser son dos pour l'apaiser. Il touchait son père comme jamais il ne l'avait fait, et ce contact ouvrait les pores de ses paumes à des sensations qui l'atteignaient profondément. Il remontait les années pour déposer sur l'oreiller les souvenirs tendres et calmes, les moments heureux, les anecdotes cocasses qui apportaient de la lumière sur le visage malade. Il disait: J'ai tellement peur de rater son départ. Tu le réussis déjà.

Je le sentais tellement ému que je lui ai offert de sortir du bruit qui atteignait des sommets à minuit, quand les étudiants envahissent le bar pour écluser des shooters de vodka. Sur le pas de la porte, il s’est mis à pleurer très doucement, comme si les larmes venaient de la brise, et son grand corps s’est spontanément penché vers moi. Je l’ai étreint sur le trottoir à côté des tonneaux et des bois de grève suspendus à la porte. Une longue accolade silencieuse, ma paume sur sa nuque douce, le nez dans son polar bleu. Puis il m’a posé une question que personne ne m’avait jamais formulée. Il m’a demandé si je me préparais à vivre un deuil, moi aussi. Après réflexion, je lui ai répondu non, en ajoutant doucement que j’étais cependant en train d’en vivre plusieurs. Que la différence est que je suis en deuil de certains vivants et non plus de mes morts.

Il a voulu traverser la rue pour monter à la petite chambre que j’avais louée à l’auberge. Il avait besoin de me tenir la main jusque dans les escaliers, ouvrir la porte en silence et me border, puis s’en aller mais je n’ai pas osé. Je connais les marins en permission, qui rentrent à terre une fois tous les deux mois et qui se perdent un soir dans les yeux bleus d’une petite femme de la route. Je n'avais pas envie de lui ouvrir mon lit, je voulais lui avoir ouvert mon coeur et qu'il se souvienne de moi uniquement pour ça.

vendredi 20 septembre 2013

Ce lieu lumineux où tu seras toujours

En parcourant une ruelle que je n'avais jamais prise, j'ai découvert cette porte. Tu sais que je les ai toujours aimées, tu as vu les centaines de photos que j'ai accumulées au fil des années et qui n'intéressent personne d'autre que moi. C'est en partie grâce à elles que les histoires naissent. Je trouvais l'entrée accueillante et mystérieuse. Elle m'a fait penser à toi. Le mouvement sexy du vent dans le rideau dissimulait l'intérieur, je m'imaginais une pénombre fraîche, une minuscule chambre blanche où tu ferais la sieste. Je te voyais nu sur les draps, couché sur le ventre un genou replié, ta tête enfoncée sous l'oreiller comme un enfant de cinq ans qui a peur d'un hypothétique monstre. La corne sur tes talons craquelés, cette cicatrice dans ton dos juste en-dessous de l'omoplate, tes fesses bombées de sportif tournées vers la porte, l'ombre de tes testicules et le détail des veines de ton avant-bras. J'entendais ces petits ronflements interrompus, les bulles qui naissent sur le bout de tes lèvres -qui me font rire- et que j'aurais aimé imaginer se déposer sur ma peau et éclater sur le bout de mes doigts.

Dommage que je ne t'aie vu dormir que lorsque je t'épiais, les nuits où tu m'offrais ta chambre d'amis. Debout devant la porte entrouverte, le souffle en suspend, mon poids réparti sur la plante des pieds pour ne pas être aspirée par l'odeur de ta peau accrochée au seuil. Je restais là de longues minutes, attendrie, émue, et emportée par la tendresse d'un désir qui provient d'aussi loin que notre premier sourire. Tu as toujours tiré ce rideau entre nous et gardé la possibilité de me toucher comme on repousse une mèche sur le front d'une amie, avec des paroles fines qui abrègent les élans que tu devines. Tu me connais si bien. Tes peurs transpirent entre les phrases que tu interromps soudain quand tu poses tes paumes sur mes épaules en me regardant. Ce temps d'arrêt avant que tu prononces mon nom d'un ton qui porte tout le poids des paroles que tu n'oses me dire pour ne pas me perdre, mais aussi une affection si profonde dans laquelle je m'enroule. Et qui me rassure. Il y a tellement de points de suspension dans ta manière de me nommer qu'on dirait les tirets sur lesquels on inscrirait les mots d'un rébus. Et je gagne toujours à ce jeu-là.

Je te tiens les poignets en riant, je pose mon menton dans le creux de ta clavicule et je te tapote le dos, les yeux fermés pour ne pas que tu sentes que c'est ton coeur que je voudrais empoigner. J'ai finalement décidé de laisser les mots mourir sur mon palais. J'ai choisi ce lieu lumineux où tu seras toujours, refermé la porte de cette chambre où tu dors nu, j'ai pris la première ruelle à droite et j'ai photographié l'ombre des balcons, la Maison-Soleil, la montagne en contre-jour et un vieux Grec nommé Vassili, qui prenait un café sur la terrasse près de la Mairie.

dimanche 15 septembre 2013

Flammes jumelles

J'ai tout de suite vu ses ailes d'ange noir repliées sur le dos de sa robe. Ses épaules dans le halo des chandelles, effleurées par des mèches rousses que j'avais envie d'enrouler autour de mon cou. Je me suis assise près d'elle au bar et j'ai été séduite par le timbre de sa voix enfumée comme les relents d'un bûcher. On aurait dit des pierres ponces sur une peau sèche. Une éponge de mer. Des cailloux blancs minuscules, presque du sable. Je me suis demandée si elle sentait le bois. La tourbe des marais ou la paille des champs en automne. Elle avait de la suie sur les pupilles et sous les cils. Ça m'a aspirée.

Elle connaissait déjà mon nom. Elle m'a offert un kir et j'ai passé la soirée à remonter à la source de ses errances, à travers des mots qui trouvaient une intense résonance en moi. J'ai intuitivement reconnu cette aura de bohémienne vaporeuse, éprise de l'espace et du regard des gens. Celle vers qui tous les yeux se tournent parce qu'elle est un torrent insoupçonné et le croisement d'un chemin qu'on veut prendre. J'ai posé ma main sur son avant-bras pour voir défiler les images de notre histoire ancienne alors que notre histoire présente commençait tout juste à exister. Je la connaissais d'ailleurs, comme une soeur d'âme retrouvée malgré la distance et le temps, une flamme jumelle.

Depuis, elle fait brûler de la sauge pour éloigner mes cauchemars à distance. Nous parlons de la lune et de toutes les heures blanches, quand les rumeurs se dissipent et que la nuit devient refuge. De la poésie qui nous arrache au sommeil, des pans de cape qui nous entourent comme des îlots, de la beauté des larmes et des notes arrachées à nos soupirs. L'espace entre nos continents est un interstice par où passe la lumière d'un phare. C'est un néant habité par les souvenirs d'une nuit de grand vent et par toutes les certitudes qui débaptisent l'absence. Son nom est tracé à l'aiguille sur la peau tendre de mon poignet.

jeudi 12 septembre 2013

Boire dans un pot masson

Chanter au moins une fois par jour. Aller sur les Plaines, s'asseoir en indien les mains sur les genoux, fermer les yeux et laisser le vent du fleuve prendre la place des idées. Rouler sur une route de campagne avec un appareil photo le samedi après-midi. Quand il pleut, faire un gâteau dans un moule en couronne, découper des parts encore tièdes et aller en porter aux voisins, au commis du dépanneur, à celui du club-vidéo et à l'équipe de la SAQ à 16h. Passer le 5 à 7 du vendredi dans une rivière avec des amis. Manger seul au restaurant à la St-Valentin avec un roman. Faire l'amour à deux corps en même temps. Ne jamais attendre après personne pour ouvrir une bouteille de vin. Danser en passant le balai en slip le dimanche matin, mettre une boîte plein de livres sur le bord de la rue, laisser un message singulier sur un morceau de napperon dans le pare-brise d'un inconnu, envoyer une lettre par la poste à quelqu'un qu'on voit souvent. Faire un compliment à une vieille dame dans la file de l'épicerie. Sourire au gars qui tient le panneau "arrêt" dans une zone de travaux. Aller voir un show de drag-queen. Demander pardon à quelqu'un. Ne pas dire "je suis fatigué". Se faire un thé et le boire dans un pot masson.

mercredi 11 septembre 2013

Te lire

Si tu n'arrives pas à me parler, écris-moi. Enfile ta veste de laine grise, celle à laquelle il manque deux boutons, prends un bloc de papier et installe-toi où tu veux. Sur ton divan préféré, au bar du coin devant une pinte de cidre, au restaurant le midi où très tard le soir sur ton bureau trop encombré, avec un verre de rouge. Baisse la lumière si tu as besoin de mieux voir à l'intérieur de toi qu'autour. Je ne sais pas si tu perçois que tes silences sont pires que tous les mots que tu pourrais me dire. Quand je n'arrive pas à saisir ce que tu me caches pour ne pas me faire de peine ou parce que tu as honte, ça me rend niaiseuse. Tu dis souvent que tu as peur de mes yeux. Que tu ne sais pas comment exprimer les choses au moment où elles arrivent alors tu gardes tout ça en dedans et tu deviens comme un enfant qui se tortille devant la visite. Parfois tu te mets même à mentir, je le sais, ça te fait des plaques roses sur les joues et tes yeux se barrent à l'ouest. C'est plus fort que moi, je te sens comme si j'étais enfouie dans le creux de ton nombril et que j'entendais tout ton corps être mal.

Tu pourrais me parler en silence, tranquille dans ton coin et prendre la peine de choisir tes mots. Quand je recevrais ta lettre, je saurais que tu as passé du temps avec moi et je ferais la même chose en l'ouvrant. Je déchirerais l'enveloppe et je m'assoirais sur le rebord de ma fenêtre ou, plus probablement, je la lirais debout dans les escaliers. Je pourrais la parcourir pour débouler jusqu'à la fin, tellement je serais impatiente, et la recommencer plus lentement. Et la relire plus tard pour vraiment te comprendre. Tu ne saurais pas quelle face je fais, si je me mordille la lèvre du haut, si je mange mes ongles ou si je pleure. Tu ne saurais pas non plus si je souris ou si je prends mon air de tendresse, celui qui fait que tu veux être proche de moi. Tu n'aurais pas besoin d'avoir peur de mes répliques ou que la discussion se prolonge trop tard dans la nuit. Tu pourrais juste être content d'avoir écrit ce que tu avais à dire et que tes mots soient entre mes mains. Moi je pourrais t'écouter et prendre le temps de choisir entre les bons mots ou le silence.

Tu vois, si tu m'écrivais, je pourrais mieux te lire.

mardi 10 septembre 2013

Retour au Cap

Pour la première fois depuis que mes amis ont la maison, je suis arrivée la première au Cap. J'étais émue en ouvrant la porte, comme si ces trois petites clés attachées avec un clip me donnaient accès à un endroit protégé dans lequel je devais entrer sur la pointe des pieds. Il faisait frais dans la cuisine sans la chaleur de la truie qui dormait depuis une semaine. Curieusement, l'air était dénué d'âme. Les voix affamées ne restaient visiblement pas entre les murs une fois le chalet refermé pour la semaine. Les trappes des plafonds laissent s'évader les sourires et la fébrilité des repas partagés, l'animation des batailles de linge à vaisselle mouillés et toutes les histoires qu'on se raconte quand les champs se taisent. La musique aussi, qui doit fuir et les odeurs de sève brûlée qui s'échappent. Il n'y avait qu'un silence étrange couvert par le souffle du vent qui descendait en ligne droite du haut du Cap vers le fleuve. Par la fenêtre du salon, je le voyais moutonner au-dessus des courants. On aurait dit des envolées d'oies folles dont les plumes roulaient dans les sillons marins qui, vus de haut, s'affolaient en pointes et en bourrasques, dans des tons de bleus qui ne s'apparentaient même pas au ciel. La lumière était rousse et oblique, elle me chatouillait les narines. Après avoir enfilé mes pantalons de rivière, mes bottes et ouvert une bouteille de blanc, j'ai traversé la Clairière-des-Sorcières. Une dizaine de grosses souches avaient fait leur apparition autour du cercle de feu. Les vivaces s'étiraient et le sous-bois prenait la teinte de leurs feuilles mauves. J'avais envie de me coucher dans la mousse et de redresser les branches des vinaigriers malmenés par les orages d'été. Mais les fenêtres des cabanes me donnaient froid dans le dos et les âmes aussi, perchées sur la cime des trembles, qui me disaient de me réfugier sur mon îlot au milieu de la rivière. J'y suis restée jusqu'à ce que les autres arrivent. Assise sur la grosse roche devant mon feu de racines mortes et de cèdres mouillés, je me laissais enfumer les yeux fermés. Les tisons trouaient ma veste, j'étais habillée d'étincelles et de fumée. Je respirais l'air saturé en me levant parfois pour scruter la forêt que je sais peuplée et imprévisible.

Puis je l'ai vue. L'Ermite. Grande et efflanquée sous son parka vert, les cheveux comme des aigrettes de hibou qui rebiquaient sous les bords de son chapeau. Elle s'appuyait sur un bâton et me fixait de ses yeux gris. Je tenais mon verre de blanc de la main droite et je laissais ma cigarette se consumer dans la gauche. Je n'osais pas bouger de peur de la faire fuir. Je l'avais aperçue tant de fois marcher plus haut sur la rive opposée, j'entendais souvent le craquement de ses pas sur les branches mortes sans la voir, mais je n'avais jamais osé la héler. Elle était perchée sur une roche derrière le grand sapin, femme sans âge entourée de fougères. Personne ne sait où elle habite mais c'est l'une des plus vieilles âmes du Cap. Elle se balade, omnisciente et silencieuse dans la Montagne-des-Coyotes. Je lui ai souri. Elle a répondu par un mouvement de menton, comme ça, en penchant la tête, puis elle a tourné les talons en direction du Grand Pin et elle a lentement disparu. J'avais l'impression de venir de recevoir le baptême. Il y avait si longtemps que je voulais qu'on se regarde.

jeudi 5 septembre 2013

Sorcière blanche

La pleine lune avait toujours une étrange ascendance sur elle. Elle s'intéressait de près aux cycles lunaires: lune gibbeuse, deuxième croissant, lune rousse, lune bleue. La lune noire ne lui faisait pas peur. Ces soirs de folie passagère, elle rassemblait qui le voulait, pour qu'ils descendent ensemble en cet endroit caché où l'audace prend son élan. Comme une druidesse païenne, elle laissait la lumière de l'astre plomber sur elle et la transformer en imprévisible.

Nul besoin de lumière pour arpenter les sentiers de la Colline-aux-coyotes ou ceux plus rébarbatifs des montagnes qu'elle apprivoisait. Il suffisait qu'un chien les accompagne pour les protéger de ce qu'on ne voyait pas venir. Leurs voix en écho sur les rochers encore tièdes, les silhouettes découpées à l'encre de Chine, les pierres roulant sous les semelles et les herbes épineuses qui s'accrochaient à leurs mollets transformaient la promenade en aventure. De son ventre naissait le désir des brûlures et la chaleur des paumes offertes. Il lui fallait alors de l'eau vive et du feu; une rivière ou le fleuve, de l'espace et la réverbération des rayons derrière les nuages, de grands bûchers follets dans lesquels elle faisait s'envoler des voeux en étincelles comme des paroles d'action de grâce. À la lueur des flammes, elle lisait à voix basse la ligne des visages et celles plus complexes des iris, puis elle semblait chuter très loin, comme entourée d'une bulle de silence que personne n'osait briser.

Comme une sorcière blanche elle emportait les visages aimés au-delà du cercle des clairières, vers cette lune pleine qu'elle croyait guérisseuse. Ensemble ils fouettaient la cime des bouleaux, s'enroulaient autour du grand pin, remontaient vers le Cap-aux-Corbeaux et filaient en ligne droite au-dessus du fleuve. Les rires fusaient. Au retour, on sortait les guitares et à la fraîcheur de l'air se mêlaient une nuée de voix. Des doigts enlacés, les épaules qui se touchent, toutes les ombres élancées et un courant subtil qui dénouait les pudeurs.

Ces soirs de pleine lune, elle priait. C'était une ritualisation des passages, la foi inébranlable en ces éléments qui, comme les marées, créent des remous à l'intérieur des Hommes. Des ressacs et des bourrasques il ne peut rester que le calme d'après les grands vents. Elle se percevait et les voyait, eux tous, comme des sculptures inertes enfoncées dans la glaise du rivage, encaisser les lames, affronter l'écume grise et les épaves de tous les arbres charriés. Elle les voyait ployer sans casser, figés, mais debout. Elle priait pour la lumière qui perce les brouillards, elle dansait pieds nus autour des grands feux pour conjurer la nuit et faire sourdre la chaleur qui fait fondre ce qui peut être néfaste.


mardi 3 septembre 2013

Comme une corde de funambule au-dessus de l'Atlantique

C'est un café sur la place d'un village du Midi. Une vingtaine de tables à l'ombre d'un marronnier millénaire encerclé de grosses pierres polies par les fesses des milliers de personnes qui s'y sont reposées, une fontaine où les enfants font flotter des bateaux inventés en liège et des fourmis sur les feuilles tombées. Les cyclistes arrêtent remplir leurs gourdes au passage, après le grand tournant et la montée, les chiens boivent et les travailleurs s'y lavent les bras et mouillent leur casquette avant de venir prendre leurs cafés. J'y suis montée debout deux ou trois fois avec le patron après le service des banquets pour m'y rafraîchir la plante des pieds. Pendant le service, on a qu'à étirer le bras pour y rincer sa guenille ou arroser malicieusement les clients bravaches. Je m'installe souvent près d'elle le midi avec un verre de rosé et un croque-monsieur ou une salade, mon livre ouvert à plat sur la table. Je me laisse facilement distraire par les discussions des clients que je connais presque tous par leur prénom. Je passe des heures assise à califourchon sur la pierre froide, un pied dans l'eau et l'autre à terre, à bavarder ou juste écouter le temps passer.

Il y a deux tonneaux autour desquels s'entassent les buveurs de pastis. La table à droite de la porte est réservée aux Vieux. La ronde, aux femmes de 10h, qui viennent prendre leurs grands lattés/croissants. À l'intérieur, un long bar collant en bois patiné par les ans où s'appuient nonchalamment les plus jeunes, la machine à loto, l'écran géant où on passe le foot (et les images de l'explosion du Lac-Mégantic), la petite cuisine, le piano et la pompe à rosé. Ma chambre en haut du bar, au sommet d'un escalier qui tourne, avec un balcon ouvert sur la vallée, les palmiers et le vol fou des martinets. Le balcon est mon refuge quand les heures trop chaudes gardent les gens pour la sieste et que la terrasse ombragée reste muette. Je m'installe sur la chaise longue et je fume une cigarette en regardant le soleil claquer sur les herbes sèches. Parfois je rentre m'allonger, les volets fermés pour garder l'air frais, et tout habillée sur mon lit je somnole en attendant le service de l'apéro. J'entends le chant constant des cigales et la réponse de l'âne aux chèvres, et les tourterelles tristes au réveil.

Mais le plus souvent, je sors me gaver de l'odeur des bougainvilliers et de tous les parfums mélangés de la terre des forêts autour, marcher le long des oliviers du chemin de la Poste, photographier les vignes au milieu du village ou les ruelles bercées par le froissement des draps suspendus dans la brise chaude. Je me cogne le nez dans les culs-de-sac, j'espionne les arrières-cours, j'écoute aux fenêtres et je me fais capturer pour un sirop de framboise ou une menthe-à-l'eau. Ma promenade me mène sur cette route d'où je vois les baous, quatre immenses amas de rocs qui encerclent les villages et qui changent de couleurs selon les heures. Ils disparaissent souvent dans la moiteur de l'air ou dans les orages fugaces des fins d'après-midi trop lourds. Dans le coin, la légende veut que les habitants du village voisin aient le cerveau minéralisé par l'énergie des pierres. Et que ça les rend un peu fous. Je n'ai pas de difficulté à le croire. Il y a aussi la rivière en contrebas, où des bassins naturels servent de piscine, l'eau claire et limpide, les libellules bleues, un peu d'ombre et le rire de Maeva quand on va y passer l'après-midi avec des revues, une bouteille de blanc et toutes les confidences qu'il faut dévoiler avant le départ.

C'est un café où je vais travailler pendant mes vacances pour sortir de ma vie et retrouver le rythme de mon coeur. J'ai besoin de sentir la lenteur des jours dans l'épicentre de ce village dont, semble-t-il, j'ai facilement saisi l'âme. Il est facile de tomber amoureuse de l'accent des heures, d'embrasser tous ces gens qui me donnent la place et l'espace, qui ouvrent les portes de leurs maisons et celles, moins évidentes, de leur coeur. Là-bas, je me transforme en sorcière blanche ou en enfant prodigue, et je reprends mes aises en même temps que mon plateau sur la terrasse où je retrouve ceux qui m'ont tant manqué. Au bout du bar s'entassent les lettres que je leur écris durant l'année, et ce lien me relie à eux comme une corde de funambule qui passerait au-dessus de l'Atlantique et qui serait nouée à leurs poignets. Un chemin invisible, pavé de mots qui prennent leur temps pour arriver, mais qui touchent droit au but et me servent de balancier.

C'est un café sur la place de mon village du Midi. Je leur ai demandé de garder mon reflet dans l'eau de la fontaine et j'ai pris soin de laisser mes empreintes sur le marronnier.

lundi 2 septembre 2013

547 jours de silence

Elle lui a donné rendez-vous pour l'apéro sur les Plaines, près de la Tour Martello, sur une table recouverte d'une nappe carreautée jaune et rouge. Une bouteille de rosé, un pâté de foie au porto, des fromages et sa robe de gitane faseyant dans les bourrasques chaudes du fleuve, la lumière de la fin août en biais dans ses cheveux blondis. C'était un rendez-vous de pardon, une manière de mettre un terme à 547 jours de silence. Il n'y avait pas de colère entre eux, ni même de fantômes ou de trahison, seulement cette distance qui s'installe nécessairement après une rupture, quand on se rend compte qu'on est de meilleurs amis que de bons amoureux. Quand des échardes se plantent continuellement entre les sourcils. La mort lente d'un sentiment qu'on voit avec résignation se dissoudre et s'effriter. Le silence comme remède à la déception, une manière peut-être vaine d'adoucir le manque.

Elle l'a vu arriver de loin, reconnaissable avec sa démarche sautillante et pressée, ses cheveux longs remontés sur le sommet de son crâne en mèches folles comme un halo hirsute. Elle a reconnu le sourire des bons jours, celui dont elle était tombée amoureuse. Elle s'est levée. Quand il l'a prise dans ses bras, c'est un an et demi de distance qui s'est décomposé subitement et elle a senti un appel d'air. Elle a retenu l'odeur familière de sa peau et celle plus troublante de sa tignasse, les boucles encore humides et la texture de la barbe à la fois douce et un peu revêche sur sa joue, la consistance de ses muscles. Elle a fermé les yeux et posé la paume sur sa nuque. Il a soupiré et l'a gardée de longues minutes contre lui, en silence toujours, mais celui-là était chargé de sous-entendus, de messages codés issus de toutes leurs nuits passées et des ancrages qui les avaient arrimés l'un à l'autre.

Devant le fleuve, encerclés par les familles qui jouaient au ballon tout près, ils ont trinqué à la fin de l'été et aux retrouvailles. Elle était rassurée de sentir qu'il la trouvait encore belle et que la tendresse résiduelle transparaissait dans le regard qu'il posait sur celle qu'elle était devenue. Pendant des heures, en retenant la nappe qui volait au vent imprévisible, les mots ont refait le chemin qui existait et ont préparé celui à venir. Ils riaient en se souvenant, tous les non-dits lentement effacés par ce nouvel espace réduit où le vin amortissait le poids des confidences. Ils ne voulaient pas être de ceux qui abandonnent et oublient, c'était le moment de trouver une autre façon d'exister pour l'autre. Une manière d'être en paix, mais cette fois, sans l'inutile absence.

Ils sont rentrés chez elle pour une autre bouteille de vin et comme avant, ils ont écouté de la musique, dansé autour de la table, discuté jusque très tard, ils ont reconstruit un monde dissolu, se sont touchés le visage et les mains, ont demandé pardon pour des fautes qui n'en n'étaient pas. Ils ont cassé des verres, taché la nappe, chanté à tue-tête et retrouvé cette amitié à la base de l'amour, celle qui justifie les rencontres et qui peut changer la vie.