samedi 21 septembre 2013

Portrait d'un homme de la mer

J’ai rencontré un marin cette semaine. Un instant, j’étais seule avec mon plat de moules poulettes et un roman policier, juchée sur le tabouret au bout du comptoir, et l’instant d’après son odeur emplissait mon espace et j’ai refermé mon livre pour entrer dans son histoire. Un grand gars de 6’3, les cheveux ras, les sourcils fournis qui donnaient à son regard une sorte de profondeur. Peut-être aussi qu’elle venait de toutes les nuits de grandes vagues, quand sa solitude emplit ses draps et sa cabine entière avant de remonter sur le pont supérieur et de plonger dans l'écume. Sa voix portait l’empreinte des nuits de murmures où entre deux verres de rosés, on avoue à une inconnue ses faiblesses, les mains ouvertes sur le bois égratigné. Il me racontait que les relations intimes sont interdites à bord. Les discussions restent toujours superficielles, dirigées par l’ordre et la hiérarchie. L'absence de contacts physiques devient rapidement comme une litanie qui berce la tête d'un manque tel que le ventre se serre, la nuit. Les images des étreintes passées deviennent obsession et l'heure du sommeil un moment presque redouté parce qu'il n'y a rien d'autre à serrer qu'un oreiller plat et le vide constellé d'étoiles.

Ses amours sont hachurées par la ligne d'horizon et par les pertes constantes qu’il s'impose à choisir toujours les départs. Ses escales sont courtes et peu propices aux échanges honnêtes et profonds. Quand il me regardait en me confiant tout cela, je sentais qu’il me voyait vraiment et que les fils invisibles qui le relient à la terre ferme s’enroulaient autour de mon cou pour faire comme un foulard qui me réchauffait de l’air piquant de Rimouski. Il baissait parfois les yeux pour entrer un peu plus loin en lui-même et ça me donnait une furieuse envie de poser ma main sur sa cuisse pour le garder à la surface. Mais je ne l’ai pas fait, bien sûr. J’ai attendu qu’il continue de parler en l’entourant de ouate dans ma tête. J’étais touchée par la manière dont ses secrets se frayaient un chemin jusque sur la peau de mes bras, où je sentais les poils se hérisser à mesure que mon cœur se serrait. Il consacrait ses heures à terre à s'occuper de son père mourant. L'odeur de sa chambre lui remontait au nez. Il puisait dans son amour et dans la peur de l'abandon la force de masser les cuisses frêles, les muscles fragiles de ses bras et de caresser son dos pour l'apaiser. Il touchait son père comme jamais il ne l'avait fait, et ce contact ouvrait les pores de ses paumes à des sensations qui l'atteignaient profondément. Il remontait les années pour déposer sur l'oreiller les souvenirs tendres et calmes, les moments heureux, les anecdotes cocasses qui apportaient de la lumière sur le visage malade. Il disait: J'ai tellement peur de rater son départ. Tu le réussis déjà.

Je le sentais tellement ému que je lui ai offert de sortir du bruit qui atteignait des sommets à minuit, quand les étudiants envahissent le bar pour écluser des shooters de vodka. Sur le pas de la porte, il s’est mis à pleurer très doucement, comme si les larmes venaient de la brise, et son grand corps s’est spontanément penché vers moi. Je l’ai étreint sur le trottoir à côté des tonneaux et des bois de grève suspendus à la porte. Une longue accolade silencieuse, ma paume sur sa nuque douce, le nez dans son polar bleu. Puis il m’a posé une question que personne ne m’avait jamais formulée. Il m’a demandé si je me préparais à vivre un deuil, moi aussi. Après réflexion, je lui ai répondu non, en ajoutant doucement que j’étais cependant en train d’en vivre plusieurs. Que la différence est que je suis en deuil de certains vivants et non plus de mes morts.

Il a voulu traverser la rue pour monter à la petite chambre que j’avais louée à l’auberge. Il avait besoin de me tenir la main jusque dans les escaliers, ouvrir la porte en silence et me border, puis s’en aller mais je n’ai pas osé. Je connais les marins en permission, qui rentrent à terre une fois tous les deux mois et qui se perdent un soir dans les yeux bleus d’une petite femme de la route. Je n'avais pas envie de lui ouvrir mon lit, je voulais lui avoir ouvert mon coeur et qu'il se souvienne de moi uniquement pour ça.

3 commentaires:

Francoise CHAMPAGNE a dit…

Beau moment, plein de douceur et de retenue... Comme tu dois savoir écouter !

Miléna a dit…

Si je ne profitais pas de la route pour écouter, je ne la mériterais pas :)

Doparano a dit…

Je braille encore...