dimanche 29 septembre 2013

Se faire un masque avec les embruns d'une chute

Marcher sur l'écaille des dragons, en photographier les strates pour faire des tableaux et se jeter les semelles dans la mousse des flaques. Avoir les yeux mouillés en lisant un roman sur la terrasse d'un café, se cacher dans l'ombre d'un pashmina turquoise, rentrer en évitant les lignes du trottoir pour conjurer le sort inventé par un enfant imaginaire, écouter le même cd pendant douze heures. S'étirer les mollets en serrant un arbre dans ses bras, les doigts accrochés dans les nervures, la joue posée contre l'écorce râpeuse, mêler sa sueur à la sève le pied enserré par ses racines. Arrêter la voiture pour caresser le ventre d'une oie tombée au combat, voir un ours bailler dans le Parc des Laurentides et tous les lacs figés dans la brume d'une aube évaporée. Se faire un masque avec les embruns d'une chute et l'arracher d'un coup sec puis regarder les flocons de peaux mortes se mêler aux plumes blanches d'un aigle. S'asseoir le dos sur un mur de ciment brûlé. Porter sur l'omoplate le décalque d'un tag qui ne s'effacera jamais, comme du fusain barbouillé sur l'iris d'un amant croisé par hasard. Se baigner dans les gouttes qui perlent au-dessus de sa lèvre et amener l'orage là où il doit éclater. Avaler son souffle, le recracher par la fenêtre ouverte les talons enroulés dans les rideaux. Partir en randonnée de 15 kilomètres avec de la poussière dans les espadrilles, revenir avec l'empreinte de l'été indien sur les bras.

samedi 21 septembre 2013

Portrait d'un homme de la mer

J’ai rencontré un marin cette semaine. Un instant, j’étais seule avec mon plat de moules poulettes et un roman policier, juchée sur le tabouret au bout du comptoir, et l’instant d’après son odeur emplissait mon espace et j’ai refermé mon livre pour entrer dans son histoire. Un grand gars de 6’3, les cheveux ras, les sourcils fournis qui donnaient à son regard une sorte de profondeur. Peut-être aussi qu’elle venait de toutes les nuits de grandes vagues, quand sa solitude emplit ses draps et sa cabine entière avant de remonter sur le pont supérieur et de plonger dans l'écume. Sa voix portait l’empreinte des nuits de murmures où entre deux verres de rosés, on avoue à une inconnue ses faiblesses, les mains ouvertes sur le bois égratigné. Il me racontait que les relations intimes sont interdites à bord. Les discussions restent toujours superficielles, dirigées par l’ordre et la hiérarchie. L'absence de contacts physiques devient rapidement comme une litanie qui berce la tête d'un manque tel que le ventre se serre, la nuit. Les images des étreintes passées deviennent obsession et l'heure du sommeil un moment presque redouté parce qu'il n'y a rien d'autre à serrer qu'un oreiller plat et le vide constellé d'étoiles.

Ses amours sont hachurées par la ligne d'horizon et par les pertes constantes qu’il s'impose à choisir toujours les départs. Ses escales sont courtes et peu propices aux échanges honnêtes et profonds. Quand il me regardait en me confiant tout cela, je sentais qu’il me voyait vraiment et que les fils invisibles qui le relient à la terre ferme s’enroulaient autour de mon cou pour faire comme un foulard qui me réchauffait de l’air piquant de Rimouski. Il baissait parfois les yeux pour entrer un peu plus loin en lui-même et ça me donnait une furieuse envie de poser ma main sur sa cuisse pour le garder à la surface. Mais je ne l’ai pas fait, bien sûr. J’ai attendu qu’il continue de parler en l’entourant de ouate dans ma tête. J’étais touchée par la manière dont ses secrets se frayaient un chemin jusque sur la peau de mes bras, où je sentais les poils se hérisser à mesure que mon cœur se serrait. Il consacrait ses heures à terre à s'occuper de son père mourant. L'odeur de sa chambre lui remontait au nez. Il puisait dans son amour et dans la peur de l'abandon la force de masser les cuisses frêles, les muscles fragiles de ses bras et de caresser son dos pour l'apaiser. Il touchait son père comme jamais il ne l'avait fait, et ce contact ouvrait les pores de ses paumes à des sensations qui l'atteignaient profondément. Il remontait les années pour déposer sur l'oreiller les souvenirs tendres et calmes, les moments heureux, les anecdotes cocasses qui apportaient de la lumière sur le visage malade. Il disait: J'ai tellement peur de rater son départ. Tu le réussis déjà.

Je le sentais tellement ému que je lui ai offert de sortir du bruit qui atteignait des sommets à minuit, quand les étudiants envahissent le bar pour écluser des shooters de vodka. Sur le pas de la porte, il s’est mis à pleurer très doucement, comme si les larmes venaient de la brise, et son grand corps s’est spontanément penché vers moi. Je l’ai étreint sur le trottoir à côté des tonneaux et des bois de grève suspendus à la porte. Une longue accolade silencieuse, ma paume sur sa nuque douce, le nez dans son polar bleu. Puis il m’a posé une question que personne ne m’avait jamais formulée. Il m’a demandé si je me préparais à vivre un deuil, moi aussi. Après réflexion, je lui ai répondu non, en ajoutant doucement que j’étais cependant en train d’en vivre plusieurs. Que la différence est que je suis en deuil de certains vivants et non plus de mes morts.

Il a voulu traverser la rue pour monter à la petite chambre que j’avais louée à l’auberge. Il avait besoin de me tenir la main jusque dans les escaliers, ouvrir la porte en silence et me border, puis s’en aller mais je n’ai pas osé. Je connais les marins en permission, qui rentrent à terre une fois tous les deux mois et qui se perdent un soir dans les yeux bleus d’une petite femme de la route. Je n'avais pas envie de lui ouvrir mon lit, je voulais lui avoir ouvert mon coeur et qu'il se souvienne de moi uniquement pour ça.

vendredi 20 septembre 2013

Ce lieu lumineux où tu seras toujours

En parcourant une ruelle que je n'avais jamais prise, j'ai découvert cette porte. Tu sais que je les ai toujours aimées, tu as vu les centaines de photos que j'ai accumulées au fil des années et qui n'intéressent personne d'autre que moi. C'est en partie grâce à elles que les histoires naissent. Je trouvais l'entrée accueillante et mystérieuse. Elle m'a fait penser à toi. Le mouvement sexy du vent dans le rideau dissimulait l'intérieur, je m'imaginais une pénombre fraîche, une minuscule chambre blanche où tu ferais la sieste. Je te voyais nu sur les draps, couché sur le ventre un genou replié, ta tête enfoncée sous l'oreiller comme un enfant de cinq ans qui a peur d'un hypothétique monstre. La corne sur tes talons craquelés, cette cicatrice dans ton dos juste en-dessous de l'omoplate, tes fesses bombées de sportif tournées vers la porte, l'ombre de tes testicules et le détail des veines de ton avant-bras. J'entendais ces petits ronflements interrompus, les bulles qui naissent sur le bout de tes lèvres -qui me font rire- et que j'aurais aimé imaginer se déposer sur ma peau et éclater sur le bout de mes doigts.

Dommage que je ne t'aie vu dormir que lorsque je t'épiais, les nuits où tu m'offrais ta chambre d'amis. Debout devant la porte entrouverte, le souffle en suspend, mon poids réparti sur la plante des pieds pour ne pas être aspirée par l'odeur de ta peau accrochée au seuil. Je restais là de longues minutes, attendrie, émue, et emportée par la tendresse d'un désir qui provient d'aussi loin que notre premier sourire. Tu as toujours tiré ce rideau entre nous et gardé la possibilité de me toucher comme on repousse une mèche sur le front d'une amie, avec des paroles fines qui abrègent les élans que tu devines. Tu me connais si bien. Tes peurs transpirent entre les phrases que tu interromps soudain quand tu poses tes paumes sur mes épaules en me regardant. Ce temps d'arrêt avant que tu prononces mon nom d'un ton qui porte tout le poids des paroles que tu n'oses me dire pour ne pas me perdre, mais aussi une affection si profonde dans laquelle je m'enroule. Et qui me rassure. Il y a tellement de points de suspension dans ta manière de me nommer qu'on dirait les tirets sur lesquels on inscrirait les mots d'un rébus. Et je gagne toujours à ce jeu-là.

Je te tiens les poignets en riant, je pose mon menton dans le creux de ta clavicule et je te tapote le dos, les yeux fermés pour ne pas que tu sentes que c'est ton coeur que je voudrais empoigner. J'ai finalement décidé de laisser les mots mourir sur mon palais. J'ai choisi ce lieu lumineux où tu seras toujours, refermé la porte de cette chambre où tu dors nu, j'ai pris la première ruelle à droite et j'ai photographié l'ombre des balcons, la Maison-Soleil, la montagne en contre-jour et un vieux Grec nommé Vassili, qui prenait un café sur la terrasse près de la Mairie.

dimanche 15 septembre 2013

Flammes jumelles

J'ai tout de suite vu ses ailes d'ange noir repliées sur le dos de sa robe. Ses épaules dans le halo des chandelles, effleurées par des mèches rousses que j'avais envie d'enrouler autour de mon cou. Je me suis assise près d'elle au bar et j'ai été séduite par le timbre de sa voix enfumée comme les relents d'un bûcher. On aurait dit des pierres ponces sur une peau sèche. Une éponge de mer. Des cailloux blancs minuscules, presque du sable. Je me suis demandée si elle sentait le bois. La tourbe des marais ou la paille des champs en automne. Elle avait de la suie sur les pupilles et sous les cils. Ça m'a aspirée.

Elle connaissait déjà mon nom. Elle m'a offert un kir et j'ai passé la soirée à remonter à la source de ses errances, à travers des mots qui trouvaient une intense résonance en moi. J'ai intuitivement reconnu cette aura de bohémienne vaporeuse, éprise de l'espace et du regard des gens. Celle vers qui tous les yeux se tournent parce qu'elle est un torrent insoupçonné et le croisement d'un chemin qu'on veut prendre. J'ai posé ma main sur son avant-bras pour voir défiler les images de notre histoire ancienne alors que notre histoire présente commençait tout juste à exister. Je la connaissais d'ailleurs, comme une soeur d'âme retrouvée malgré la distance et le temps, une flamme jumelle.

Depuis, elle fait brûler de la sauge pour éloigner mes cauchemars à distance. Nous parlons de la lune et de toutes les heures blanches, quand les rumeurs se dissipent et que la nuit devient refuge. De la poésie qui nous arrache au sommeil, des pans de cape qui nous entourent comme des îlots, de la beauté des larmes et des notes arrachées à nos soupirs. L'espace entre nos continents est un interstice par où passe la lumière d'un phare. C'est un néant habité par les souvenirs d'une nuit de grand vent et par toutes les certitudes qui débaptisent l'absence. Son nom est tracé à l'aiguille sur la peau tendre de mon poignet.

jeudi 12 septembre 2013

Boire dans un pot masson

Chanter au moins une fois par jour. Aller sur les Plaines, s'asseoir en indien les mains sur les genoux, fermer les yeux et laisser le vent du fleuve prendre la place des idées. Rouler sur une route de campagne avec un appareil photo le samedi après-midi. Quand il pleut, faire un gâteau dans un moule en couronne, découper des parts encore tièdes et aller en porter aux voisins, au commis du dépanneur, à celui du club-vidéo et à l'équipe de la SAQ à 16h. Passer le 5 à 7 du vendredi dans une rivière avec des amis. Manger seul au restaurant à la St-Valentin avec un roman. Faire l'amour à deux corps en même temps. Ne jamais attendre après personne pour ouvrir une bouteille de vin. Danser en passant le balai en slip le dimanche matin, mettre une boîte plein de livres sur le bord de la rue, laisser un message singulier sur un morceau de napperon dans le pare-brise d'un inconnu, envoyer une lettre par la poste à quelqu'un qu'on voit souvent. Faire un compliment à une vieille dame dans la file de l'épicerie. Sourire au gars qui tient le panneau "arrêt" dans une zone de travaux. Aller voir un show de drag-queen. Demander pardon à quelqu'un. Ne pas dire "je suis fatigué". Se faire un thé et le boire dans un pot masson.

mercredi 11 septembre 2013

Te lire

Si tu n'arrives pas à me parler, écris-moi. Enfile ta veste de laine grise, celle à laquelle il manque deux boutons, prends un bloc de papier et installe-toi où tu veux. Sur ton divan préféré, au bar du coin devant une pinte de cidre, au restaurant le midi où très tard le soir sur ton bureau trop encombré, avec un verre de rouge. Baisse la lumière si tu as besoin de mieux voir à l'intérieur de toi qu'autour. Je ne sais pas si tu perçois que tes silences sont pires que tous les mots que tu pourrais me dire. Quand je n'arrive pas à saisir ce que tu me caches pour ne pas me faire de peine ou parce que tu as honte, ça me rend niaiseuse. Tu dis souvent que tu as peur de mes yeux. Que tu ne sais pas comment exprimer les choses au moment où elles arrivent alors tu gardes tout ça en dedans et tu deviens comme un enfant qui se tortille devant la visite. Parfois tu te mets même à mentir, je le sais, ça te fait des plaques roses sur les joues et tes yeux se barrent à l'ouest. C'est plus fort que moi, je te sens comme si j'étais enfouie dans le creux de ton nombril et que j'entendais tout ton corps être mal.

Tu pourrais me parler en silence, tranquille dans ton coin et prendre la peine de choisir tes mots. Quand je recevrais ta lettre, je saurais que tu as passé du temps avec moi et je ferais la même chose en l'ouvrant. Je déchirerais l'enveloppe et je m'assoirais sur le rebord de ma fenêtre ou, plus probablement, je la lirais debout dans les escaliers. Je pourrais la parcourir pour débouler jusqu'à la fin, tellement je serais impatiente, et la recommencer plus lentement. Et la relire plus tard pour vraiment te comprendre. Tu ne saurais pas quelle face je fais, si je me mordille la lèvre du haut, si je mange mes ongles ou si je pleure. Tu ne saurais pas non plus si je souris ou si je prends mon air de tendresse, celui qui fait que tu veux être proche de moi. Tu n'aurais pas besoin d'avoir peur de mes répliques ou que la discussion se prolonge trop tard dans la nuit. Tu pourrais juste être content d'avoir écrit ce que tu avais à dire et que tes mots soient entre mes mains. Moi je pourrais t'écouter et prendre le temps de choisir entre les bons mots ou le silence.

Tu vois, si tu m'écrivais, je pourrais mieux te lire.

mardi 10 septembre 2013

Retour au Cap

Pour la première fois depuis que mes amis ont la maison, je suis arrivée la première au Cap. J'étais émue en ouvrant la porte, comme si ces trois petites clés attachées avec un clip me donnaient accès à un endroit protégé dans lequel je devais entrer sur la pointe des pieds. Il faisait frais dans la cuisine sans la chaleur de la truie qui dormait depuis une semaine. Curieusement, l'air était dénué d'âme. Les voix affamées ne restaient visiblement pas entre les murs une fois le chalet refermé pour la semaine. Les trappes des plafonds laissent s'évader les sourires et la fébrilité des repas partagés, l'animation des batailles de linge à vaisselle mouillés et toutes les histoires qu'on se raconte quand les champs se taisent. La musique aussi, qui doit fuir et les odeurs de sève brûlée qui s'échappent. Il n'y avait qu'un silence étrange couvert par le souffle du vent qui descendait en ligne droite du haut du Cap vers le fleuve. Par la fenêtre du salon, je le voyais moutonner au-dessus des courants. On aurait dit des envolées d'oies folles dont les plumes roulaient dans les sillons marins qui, vus de haut, s'affolaient en pointes et en bourrasques, dans des tons de bleus qui ne s'apparentaient même pas au ciel. La lumière était rousse et oblique, elle me chatouillait les narines. Après avoir enfilé mes pantalons de rivière, mes bottes et ouvert une bouteille de blanc, j'ai traversé la Clairière-des-Sorcières. Une dizaine de grosses souches avaient fait leur apparition autour du cercle de feu. Les vivaces s'étiraient et le sous-bois prenait la teinte de leurs feuilles mauves. J'avais envie de me coucher dans la mousse et de redresser les branches des vinaigriers malmenés par les orages d'été. Mais les fenêtres des cabanes me donnaient froid dans le dos et les âmes aussi, perchées sur la cime des trembles, qui me disaient de me réfugier sur mon îlot au milieu de la rivière. J'y suis restée jusqu'à ce que les autres arrivent. Assise sur la grosse roche devant mon feu de racines mortes et de cèdres mouillés, je me laissais enfumer les yeux fermés. Les tisons trouaient ma veste, j'étais habillée d'étincelles et de fumée. Je respirais l'air saturé en me levant parfois pour scruter la forêt que je sais peuplée et imprévisible.

Puis je l'ai vue. L'Ermite. Grande et efflanquée sous son parka vert, les cheveux comme des aigrettes de hibou qui rebiquaient sous les bords de son chapeau. Elle s'appuyait sur un bâton et me fixait de ses yeux gris. Je tenais mon verre de blanc de la main droite et je laissais ma cigarette se consumer dans la gauche. Je n'osais pas bouger de peur de la faire fuir. Je l'avais aperçue tant de fois marcher plus haut sur la rive opposée, j'entendais souvent le craquement de ses pas sur les branches mortes sans la voir, mais je n'avais jamais osé la héler. Elle était perchée sur une roche derrière le grand sapin, femme sans âge entourée de fougères. Personne ne sait où elle habite mais c'est l'une des plus vieilles âmes du Cap. Elle se balade, omnisciente et silencieuse dans la Montagne-des-Coyotes. Je lui ai souri. Elle a répondu par un mouvement de menton, comme ça, en penchant la tête, puis elle a tourné les talons en direction du Grand Pin et elle a lentement disparu. J'avais l'impression de venir de recevoir le baptême. Il y avait si longtemps que je voulais qu'on se regarde.

jeudi 5 septembre 2013

Sorcière blanche

La pleine lune avait toujours une étrange ascendance sur elle. Elle s'intéressait de près aux cycles lunaires: lune gibbeuse, deuxième croissant, lune rousse, lune bleue. La lune noire ne lui faisait pas peur. Ces soirs de folie passagère, elle rassemblait qui le voulait, pour qu'ils descendent ensemble en cet endroit caché où l'audace prend son élan. Comme une druidesse païenne, elle laissait la lumière de l'astre plomber sur elle et la transformer en imprévisible.

Nul besoin de lumière pour arpenter les sentiers de la Colline-aux-coyotes ou ceux plus rébarbatifs des montagnes qu'elle apprivoisait. Il suffisait qu'un chien les accompagne pour les protéger de ce qu'on ne voyait pas venir. Leurs voix en écho sur les rochers encore tièdes, les silhouettes découpées à l'encre de Chine, les pierres roulant sous les semelles et les herbes épineuses qui s'accrochaient à leurs mollets transformaient la promenade en aventure. De son ventre naissait le désir des brûlures et la chaleur des paumes offertes. Il lui fallait alors de l'eau vive et du feu; une rivière ou le fleuve, de l'espace et la réverbération des rayons derrière les nuages, de grands bûchers follets dans lesquels elle faisait s'envoler des voeux en étincelles comme des paroles d'action de grâce. À la lueur des flammes, elle lisait à voix basse la ligne des visages et celles plus complexes des iris, puis elle semblait chuter très loin, comme entourée d'une bulle de silence que personne n'osait briser.

Comme une sorcière blanche elle emportait les visages aimés au-delà du cercle des clairières, vers cette lune pleine qu'elle croyait guérisseuse. Ensemble ils fouettaient la cime des bouleaux, s'enroulaient autour du grand pin, remontaient vers le Cap-aux-Corbeaux et filaient en ligne droite au-dessus du fleuve. Les rires fusaient. Au retour, on sortait les guitares et à la fraîcheur de l'air se mêlaient une nuée de voix. Des doigts enlacés, les épaules qui se touchent, toutes les ombres élancées et un courant subtil qui dénouait les pudeurs.

Ces soirs de pleine lune, elle priait. C'était une ritualisation des passages, la foi inébranlable en ces éléments qui, comme les marées, créent des remous à l'intérieur des Hommes. Des ressacs et des bourrasques il ne peut rester que le calme d'après les grands vents. Elle se percevait et les voyait, eux tous, comme des sculptures inertes enfoncées dans la glaise du rivage, encaisser les lames, affronter l'écume grise et les épaves de tous les arbres charriés. Elle les voyait ployer sans casser, figés, mais debout. Elle priait pour la lumière qui perce les brouillards, elle dansait pieds nus autour des grands feux pour conjurer la nuit et faire sourdre la chaleur qui fait fondre ce qui peut être néfaste.


mardi 3 septembre 2013

Comme une corde de funambule au-dessus de l'Atlantique

C'est un café sur la place d'un village du Midi. Une vingtaine de tables à l'ombre d'un marronnier millénaire encerclé de grosses pierres polies par les fesses des milliers de personnes qui s'y sont reposées, une fontaine où les enfants font flotter des bateaux inventés en liège et des fourmis sur les feuilles tombées. Les cyclistes arrêtent remplir leurs gourdes au passage, après le grand tournant et la montée, les chiens boivent et les travailleurs s'y lavent les bras et mouillent leur casquette avant de venir prendre leurs cafés. J'y suis montée debout deux ou trois fois avec le patron après le service des banquets pour m'y rafraîchir la plante des pieds. Pendant le service, on a qu'à étirer le bras pour y rincer sa guenille ou arroser malicieusement les clients bravaches. Je m'installe souvent près d'elle le midi avec un verre de rosé et un croque-monsieur ou une salade, mon livre ouvert à plat sur la table. Je me laisse facilement distraire par les discussions des clients que je connais presque tous par leur prénom. Je passe des heures assise à califourchon sur la pierre froide, un pied dans l'eau et l'autre à terre, à bavarder ou juste écouter le temps passer.

Il y a deux tonneaux autour desquels s'entassent les buveurs de pastis. La table à droite de la porte est réservée aux Vieux. La ronde, aux femmes de 10h, qui viennent prendre leurs grands lattés/croissants. À l'intérieur, un long bar collant en bois patiné par les ans où s'appuient nonchalamment les plus jeunes, la machine à loto, l'écran géant où on passe le foot (et les images de l'explosion du Lac-Mégantic), la petite cuisine, le piano et la pompe à rosé. Ma chambre en haut du bar, au sommet d'un escalier qui tourne, avec un balcon ouvert sur la vallée, les palmiers et le vol fou des martinets. Le balcon est mon refuge quand les heures trop chaudes gardent les gens pour la sieste et que la terrasse ombragée reste muette. Je m'installe sur la chaise longue et je fume une cigarette en regardant le soleil claquer sur les herbes sèches. Parfois je rentre m'allonger, les volets fermés pour garder l'air frais, et tout habillée sur mon lit je somnole en attendant le service de l'apéro. J'entends le chant constant des cigales et la réponse de l'âne aux chèvres, et les tourterelles tristes au réveil.

Mais le plus souvent, je sors me gaver de l'odeur des bougainvilliers et de tous les parfums mélangés de la terre des forêts autour, marcher le long des oliviers du chemin de la Poste, photographier les vignes au milieu du village ou les ruelles bercées par le froissement des draps suspendus dans la brise chaude. Je me cogne le nez dans les culs-de-sac, j'espionne les arrières-cours, j'écoute aux fenêtres et je me fais capturer pour un sirop de framboise ou une menthe-à-l'eau. Ma promenade me mène sur cette route d'où je vois les baous, quatre immenses amas de rocs qui encerclent les villages et qui changent de couleurs selon les heures. Ils disparaissent souvent dans la moiteur de l'air ou dans les orages fugaces des fins d'après-midi trop lourds. Dans le coin, la légende veut que les habitants du village voisin aient le cerveau minéralisé par l'énergie des pierres. Et que ça les rend un peu fous. Je n'ai pas de difficulté à le croire. Il y a aussi la rivière en contrebas, où des bassins naturels servent de piscine, l'eau claire et limpide, les libellules bleues, un peu d'ombre et le rire de Maeva quand on va y passer l'après-midi avec des revues, une bouteille de blanc et toutes les confidences qu'il faut dévoiler avant le départ.

C'est un café où je vais travailler pendant mes vacances pour sortir de ma vie et retrouver le rythme de mon coeur. J'ai besoin de sentir la lenteur des jours dans l'épicentre de ce village dont, semble-t-il, j'ai facilement saisi l'âme. Il est facile de tomber amoureuse de l'accent des heures, d'embrasser tous ces gens qui me donnent la place et l'espace, qui ouvrent les portes de leurs maisons et celles, moins évidentes, de leur coeur. Là-bas, je me transforme en sorcière blanche ou en enfant prodigue, et je reprends mes aises en même temps que mon plateau sur la terrasse où je retrouve ceux qui m'ont tant manqué. Au bout du bar s'entassent les lettres que je leur écris durant l'année, et ce lien me relie à eux comme une corde de funambule qui passerait au-dessus de l'Atlantique et qui serait nouée à leurs poignets. Un chemin invisible, pavé de mots qui prennent leur temps pour arriver, mais qui touchent droit au but et me servent de balancier.

C'est un café sur la place de mon village du Midi. Je leur ai demandé de garder mon reflet dans l'eau de la fontaine et j'ai pris soin de laisser mes empreintes sur le marronnier.

lundi 2 septembre 2013

547 jours de silence

Elle lui a donné rendez-vous pour l'apéro sur les Plaines, près de la Tour Martello, sur une table recouverte d'une nappe carreautée jaune et rouge. Une bouteille de rosé, un pâté de foie au porto, des fromages et sa robe de gitane faseyant dans les bourrasques chaudes du fleuve, la lumière de la fin août en biais dans ses cheveux blondis. C'était un rendez-vous de pardon, une manière de mettre un terme à 547 jours de silence. Il n'y avait pas de colère entre eux, ni même de fantômes ou de trahison, seulement cette distance qui s'installe nécessairement après une rupture, quand on se rend compte qu'on est de meilleurs amis que de bons amoureux. Quand des échardes se plantent continuellement entre les sourcils. La mort lente d'un sentiment qu'on voit avec résignation se dissoudre et s'effriter. Le silence comme remède à la déception, une manière peut-être vaine d'adoucir le manque.

Elle l'a vu arriver de loin, reconnaissable avec sa démarche sautillante et pressée, ses cheveux longs remontés sur le sommet de son crâne en mèches folles comme un halo hirsute. Elle a reconnu le sourire des bons jours, celui dont elle était tombée amoureuse. Elle s'est levée. Quand il l'a prise dans ses bras, c'est un an et demi de distance qui s'est décomposé subitement et elle a senti un appel d'air. Elle a retenu l'odeur familière de sa peau et celle plus troublante de sa tignasse, les boucles encore humides et la texture de la barbe à la fois douce et un peu revêche sur sa joue, la consistance de ses muscles. Elle a fermé les yeux et posé la paume sur sa nuque. Il a soupiré et l'a gardée de longues minutes contre lui, en silence toujours, mais celui-là était chargé de sous-entendus, de messages codés issus de toutes leurs nuits passées et des ancrages qui les avaient arrimés l'un à l'autre.

Devant le fleuve, encerclés par les familles qui jouaient au ballon tout près, ils ont trinqué à la fin de l'été et aux retrouvailles. Elle était rassurée de sentir qu'il la trouvait encore belle et que la tendresse résiduelle transparaissait dans le regard qu'il posait sur celle qu'elle était devenue. Pendant des heures, en retenant la nappe qui volait au vent imprévisible, les mots ont refait le chemin qui existait et ont préparé celui à venir. Ils riaient en se souvenant, tous les non-dits lentement effacés par ce nouvel espace réduit où le vin amortissait le poids des confidences. Ils ne voulaient pas être de ceux qui abandonnent et oublient, c'était le moment de trouver une autre façon d'exister pour l'autre. Une manière d'être en paix, mais cette fois, sans l'inutile absence.

Ils sont rentrés chez elle pour une autre bouteille de vin et comme avant, ils ont écouté de la musique, dansé autour de la table, discuté jusque très tard, ils ont reconstruit un monde dissolu, se sont touchés le visage et les mains, ont demandé pardon pour des fautes qui n'en n'étaient pas. Ils ont cassé des verres, taché la nappe, chanté à tue-tête et retrouvé cette amitié à la base de l'amour, celle qui justifie les rencontres et qui peut changer la vie.