mardi 10 septembre 2013

Retour au Cap

Pour la première fois depuis que mes amis ont la maison, je suis arrivée la première au Cap. J'étais émue en ouvrant la porte, comme si ces trois petites clés attachées avec un clip me donnaient accès à un endroit protégé dans lequel je devais entrer sur la pointe des pieds. Il faisait frais dans la cuisine sans la chaleur de la truie qui dormait depuis une semaine. Curieusement, l'air était dénué d'âme. Les voix affamées ne restaient visiblement pas entre les murs une fois le chalet refermé pour la semaine. Les trappes des plafonds laissent s'évader les sourires et la fébrilité des repas partagés, l'animation des batailles de linge à vaisselle mouillés et toutes les histoires qu'on se raconte quand les champs se taisent. La musique aussi, qui doit fuir et les odeurs de sève brûlée qui s'échappent. Il n'y avait qu'un silence étrange couvert par le souffle du vent qui descendait en ligne droite du haut du Cap vers le fleuve. Par la fenêtre du salon, je le voyais moutonner au-dessus des courants. On aurait dit des envolées d'oies folles dont les plumes roulaient dans les sillons marins qui, vus de haut, s'affolaient en pointes et en bourrasques, dans des tons de bleus qui ne s'apparentaient même pas au ciel. La lumière était rousse et oblique, elle me chatouillait les narines. Après avoir enfilé mes pantalons de rivière, mes bottes et ouvert une bouteille de blanc, j'ai traversé la Clairière-des-Sorcières. Une dizaine de grosses souches avaient fait leur apparition autour du cercle de feu. Les vivaces s'étiraient et le sous-bois prenait la teinte de leurs feuilles mauves. J'avais envie de me coucher dans la mousse et de redresser les branches des vinaigriers malmenés par les orages d'été. Mais les fenêtres des cabanes me donnaient froid dans le dos et les âmes aussi, perchées sur la cime des trembles, qui me disaient de me réfugier sur mon îlot au milieu de la rivière. J'y suis restée jusqu'à ce que les autres arrivent. Assise sur la grosse roche devant mon feu de racines mortes et de cèdres mouillés, je me laissais enfumer les yeux fermés. Les tisons trouaient ma veste, j'étais habillée d'étincelles et de fumée. Je respirais l'air saturé en me levant parfois pour scruter la forêt que je sais peuplée et imprévisible.

Puis je l'ai vue. L'Ermite. Grande et efflanquée sous son parka vert, les cheveux comme des aigrettes de hibou qui rebiquaient sous les bords de son chapeau. Elle s'appuyait sur un bâton et me fixait de ses yeux gris. Je tenais mon verre de blanc de la main droite et je laissais ma cigarette se consumer dans la gauche. Je n'osais pas bouger de peur de la faire fuir. Je l'avais aperçue tant de fois marcher plus haut sur la rive opposée, j'entendais souvent le craquement de ses pas sur les branches mortes sans la voir, mais je n'avais jamais osé la héler. Elle était perchée sur une roche derrière le grand sapin, femme sans âge entourée de fougères. Personne ne sait où elle habite mais c'est l'une des plus vieilles âmes du Cap. Elle se balade, omnisciente et silencieuse dans la Montagne-des-Coyotes. Je lui ai souri. Elle a répondu par un mouvement de menton, comme ça, en penchant la tête, puis elle a tourné les talons en direction du Grand Pin et elle a lentement disparu. J'avais l'impression de venir de recevoir le baptême. Il y avait si longtemps que je voulais qu'on se regarde.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu me donne des frissons...


Do xx

piedssurterre a dit…

Comme tu as bien fait de choisir de revenir parmi nous...
Il y a de longues semaines que je n'avais pas éprouvé cette émotion.
Lire les premiers mots et tout à coup me sentir emportée par la justesse du ton, par la beauté de tes images... Tu écris si merveilleusement...
Merci Milena