dimanche 26 octobre 2008

L'esprit du Chemin

Elle rentre à peine de là-bas. 860 km à la marche, ça fait combien de pas, vous pensez? Elle ne nous a pas encore tout raconté, c'est sûr, il y a des moments indescriptibles qui n'appartiendront toujours qu'à elle. Elle nous a parlé de la souffrance qu'elle a croisé souvent et de la compassion qui montait au contact des blessures visibles autant qu'invisibles. De la descente à l'intérieur de soi, du silence qui précède les révélations et de l'écoute nécessaire à ce qui ne se dirait pas ailleurs que là-bas. Je n'ai pas encore vu toutes ses photos. Elle en a rapporté un peu plus de 1000. Je lui ai demandé de m'envoyer celles qu'elle préfère pour leur donner de la place ici.
J'aimerais ça, faire le Chemin.










mardi 21 octobre 2008

Au Cap 11: La Pomponne





Oui, elle a compris, ma Pomponne, que s'épivarder dans les feuilles mortes c'est un des bonheurs purs de l'enfance. Sauter dans les tas de feuilles géants, plonger le nez dans l'odeur craquante, sentir le silence diffus se matérialiser durant les brefs moments où on se laisse enfouir la tête et le corps. Elle a un peu peur, c'est normal, elle disparaît alors quelques instants, on lui demande de se taire, de se cacher, de faire l'endormie (pour ne pas dire la morte). Puis son rire quand elle sort de là en hurlant pour nous faire peur, nos comédies pour lui faire croire à la surprise et l'affolement. Ses "Encore!" tonitruants dans l'air acidulé. Elle a compris, ma Pomponne, que son regard fait naître les sourires. Ses yeux luisants de biche noire attirent le monde, ses cheveux mousseux fascinent les mains, le menton et les joues, son sourire entraîne les fariboles et les historiettes farfelues pour qu'il demeure, lumineux comme une nouvelle lune croissante. Elle est d'une beauté saisissante. Une princesse sénégalaise en exil, le sang rempli de tambours battants et de fêtes enturbannées. Tout son corps se souvient des danses qui remontent des racines, des imperceptibles mouvements ancestraux, de la vibration des terres sablonneuses qui s'égouttent dans ses veines comme les grains dans un sablier qu'on retourne inlassablement. Inlassablement, on a envie de l'aimer. Elle est si rare.



Sa mère et moi parlons souvent d'elle quand elle dort, lovées dans les fauteuils devant la grande baie vitrée, nos paroles portées par cet amour immuable qui se déroule en impressions de grandeur. Nous parlons de son coeur, de sa tête et des perles qu'elle accroche à nos commissures en riant très fort, la tête versée en arrière dans l'abandon au bonheur.



Nous parlons de ses frayeurs, de ses talents et des éclats de sa voix, de ce que nous espérons pour elle et de tout ce qu'elle accomplira sans nous, quand le filet sera percé et que nous ne pourrons que l'observer de loin. Nous savons que sa vie ne sera pas banale. Elle a déjà la trempe d'une sacrée battante.

Elle s'inquiète souvent pour mon coeur. Elle veut connaître les raisons qui font que je vis seule, elle voudrait tant que je lui présente un amoureux. Elle dit que je suis la plus belle Miléna au monde, elle passe les doigts dans mes boucles en pépiant, elle se colle sur moi en gigotant, elle se cramponne à mon cou comme un petit lierre tenace. Sa tendresse vient me chercher très loin, elle me raccroche les pieds au sol, elle m'arrime sans le savoir. Elle casse des épines du dos de la main. J'adore les après-midis que je passe à dessiner avec elle en répondant aux questions pointues qu'elle invente, les yeux concentrés pour ne pas dépasser les lignes. Elles me donnent parfois des sueurs froides tellement je crains de ne pas lui donner les réponses qu'elle mérite.



J'aime les balades dans la glaise de la grève, quand elle sautille pour éviter les bébés crevettes qui l'horrifient, ou quand elle fait la navette entre la maison et les bosquets de cèdres pour déposer des graines à son suisse -bientôt- apprivoisé, qu'elle a baptisé Lonely. Elle n'aime pas beaucoup la solitude, ni pour elle ni pour les autres. Elle est fillette de tribu. Elle a compris, ma Pomponne, que l'amour passe par la générosité, l'attention, la discussion et les caresses distribuées à tous vents.

mercredi 15 octobre 2008

(Dé)Composition








Tu es le reflet de ce que j'espérais de mieux
Une odeur de mousse infusée dans une enveloppe transparente
Des bulles claires qui s'éclatent sur des murs peints en rouge
Je ratisse le grain de ton dos
je tourne les replis de ton coude
de ton genou, celui de ton cou
et la plaine que tu étales ici
qui me fait éclore les yeux un moment
Tu es une nébuleuse
qui me souffle chaque fois
Je ne sais pas comment aller arracher tes racines
Assise en indien
devant les desseins de tes promesses muettes
je baisse la tête pour mieux lire en toi
Sur la terre mouillée
des feuilles prises dans les mailles de mon pull de laine
je réfléchis à nous
Nous sommes l'automne ambigu
Et la beauté des impossibles repousses

lundi 13 octobre 2008

Au Cap 10: l'âme du Cap

C’est un lieu idéal pour inventer des histoires. Les cadres des fenêtres sont propices à s’y déposer un coin de fesse et simplement regarder la lenteur s’installer en nous. Je deviens très contemplative, moi qui ai toujours bougé vite, pensé sans cesse et marché en sautillant. L’air est différent. Il est animé. Je reviens souvent sur l’âme du Cap parce qu’il me rend perplexe. J’ai envie de le définir et je peine à le faire parce qu’il me révèle souvent des choses contradictoires. On n’y vit que du bonheur mais une certaine mélancolie traîne dans les parages. Une lumière émouvante découpe les alentours en territoires qui possèdent leur propre micro-climat.

Quand on est seul, il arrive qu’on entende des voix. Dans la clairière, surtout, et sur les rives ouest de la rivière. Des voix de fillettes, plus particulièrement. Des rebonds vifs et très brefs qui nous font tourner la tête pour s’apercevoir qu’il n’y a personne. On a souvent l’impression qu’on verra apparaître deux enfants rieuses derrière un arbre, qui arriveront avec des aiguilles de sapin plein les cheveux. Il y a un homme qui vit dans l’ancien magasin général, je vois son profil vers 9h les soirs d’été, dans le carreau du haut. Il a les joues barbouillées de poils. Ses doigts ont laissé des traces dans les vitres, à moins que ce ne soit son sourire triste qu’on suspecte d’être tatoué dans la poussière. Une ermite se baigne nue tous les matins dans la cuvette près de la Descente-à-Roland. Elle suspend ses vêtements sur une grande racine cornue, défait son chignon et de longues mèches cachent sa poitrine. Elle vit encore plus haut que la Clairière-du-Haut et j’ai vu ses traces se perdre dans celle d’un chevreuil pas plus tard qu’hier.


Elle est souvent cachée derrière la grande souche; je sens son regard peser dans mon dos quand je suis sur l’îlot. Parfois je me retourne très vite pour la surprendre mais elle est plus rapide que moi. Personne ne la connaît, au Cap. Elle ne traverse jamais sur la rive droite. Son territoire est le même que celui des coyotes. Je crois même que c’est elle qui les fait chanter.


Dès la tombée du jour, des femmes volent au-dessus du cercle de trembles avec des robes dont les manches propulsent les lucioles par centaines. Leurs longs cheveux brouillent l’atmosphère et l’air de la clairière tourne sur lui-même sans remonter. Cela forme une barrière qui rend l’orée de la forêt revêche. Je suis incapable d’y aller seule. Mon ami B* ne comprend pas pourquoi, il soutient qu’il ne peut rien m’arriver de pire qu’en plein jour. Il me traîne à sa suite après nos soupers avinés, une bouteille entamée dans la poche de son veston de daim (ou d’antilope, allez savoir). Après une ascension abrupte dans le noir, il me fait asseoir au Sommet-du-Buton, les jambes étendues, le cou cassé pour happer la lune.


On goulotte le vin rouge en avalant des graines de bouchon sans rien dire. Il gratte la terre pour exsuder les parfums d’humus et de crottes d’ours noir. Il aime frotter sa joue contre les nervures et caresser langoureusement la fourche des troncs siamois. Il goûte tout ce qui transpire des plaies de ses arbres. Avec sa machette dans le dos et son sac africain en bandoulière, il ressemble à un trappeur sexy. Il calme ma respiration quand les ombres m’affolent. Il voudrait bien qu’on rencontre un ours pour lui parler. Je le trouve dingue, mais il m’est trop cher pour que je relève chacune de ses fariboles. Je le laisse fantasmer sur ses dialogues muets avec tantôt le cerf, tantôt la marmotte. Je bavarde volontiers avec l’escargot. Je ne peux donc pas lui en vouloir.

Et puis il y a Roland qui a semé des graines de lui partout. Il est toujours en train de marcher les poings repliés près de ses hanches. Dans les broussailles, une casquette plate fichée sur le sommet du crâne, il a des miettes de tabac au fond des poches. Et une bière dans sa besace. Nous connaissons les endroits où il va se reposer, réfléchir, travailler ou s’étendre sur le sol pour décortiquer le silence. Il a laissé ses boîtes de conserves et ses bières vides en différents endroits, qui sont devenus mes repères dans la forêt.


La nuit, il dort sur sa mezzanine, dans la grange, enroulé dans un lainage gris. Quand je salue Roland en entrant dans la clairière, La Pomponne (du haut de ses 7 ans) me regarde par en dessous avec son œil de biche noire, et elle me dit : « Mil, Roland est pas là. Il est super haut dans le ciel avec Jésus. Je pense pas qu’il t’entend quand tu lui dis salut ». Je ne la contredis pas pour éviter de l’effrayer, mais je sais qu’il n’est pas si loin que ça. Peut-être qu’il n’est pas encore prêt à partir du Cap. Son éternité est ici. La nôtre aussi.

vendredi 10 octobre 2008

3 jours, enfin




Je pars faire trempette dans ma rivière. J'ai bien l'intention de randonner longuement jusqu'au sommet du piton pour vous rapporter des images du Sentier-des-Coyotes. Trois jours complets dans la bouette pour changer mon parfum en fumée d'érable. Je veux que mes cheveux sentent la boucane et que mes ongles soient noirs. Je veux me glacer les orteils et me tremper le front dans les bouillons. Lire sur le balcon. Faire un potage de chou-fleur et pommes. Boire du vin blanc dès 11h. Dormir longtemps dans mes draps-léopard et manger des toasts au creton rôties sur le poêle à bois. Peut-être écrire sur lui ou raconter une histoire triste que j'ai entendue cette semaine. Danser autour de la table de la cuisine comme tous les dimanches. Faire une sieste si il pleut.

À lundi.

lundi 6 octobre 2008

Des nouvelles de Compostelle

La voilà rendue au bout. 855 km de champs, de routes pluvieuses, de sentiers de terre et de montagnes. Peu de pluie, beaucoup de soleil et de vent, des rencontres qui l'ont changée mais je ne sais pas encore comment. Je verrai quand elle reviendra. Demain, après avoir franchi les 5 derniers kilomètres, ma mère entrera dans la cathédrale de Santiago de Compostelle pour la messe des pèlerins. Tous vos noms sont sur une lettre qu'elle a portée jusque là. Ça vaut ce que ça vaut pour certains, mais je tenais à les inscrire avec quelques phrases qui expliquaient ce que je souhaitais pour vous. Je crois n'avoir oublié personne, j'ai pris mon temps.

J'ai un pincement au coeur pour elle. J'ai du mal avec la fin des choses qui ont une fin. On a parlé de ça, dans nos échanges de courriels. De l'attachement, du détachement, des émotions contradictoires, des larmes qui montent à tout bout de champ pour la joie ou la tristesse. De la lumière, des doutes, de la réflexion silencieuse, des paroles entendues ou muettes. De la Foi. Pas nécessairement celle en Dieu, mais de la Foi tout court. On a parlé des deuils, des erreurs du passé, de ce qu'on fait de mieux ou de pire. De l'amour qui dure, de celui qui part en nous démembrant (ref Coeur de nougat), des marches en paliers dont on ne voit jamais le bout, de l'arrêt des idées, du pouvoir des images, des rêves, de l'espoir, de la fierté et de l'instant présent. De la colère, de l'abandon et de l'acrimonie. On a parlé de beaucoup de choses en peu d'échanges; je voulais qu'elle ait l'espace qu'il lui fallait pour qu'elle revienne en étant certaine d'avoir pris tout ce qu'elle pouvait de ses milliers de pas. On ne fait rien pour rien. Elle était déjà fabuleuse, je me dis qu'elle reviendra lumineuse comme le Fleuve le dimanche matin, quand le soleil le transforme en un courant d'argent qu'on ne peut pas regarder de face tellement il brille. Enfin. J'exagère à peine. Je me sens lyrique. Et transportée d'amour.

dimanche 5 octobre 2008

Au Cap 9: La grange à Roland (à Godin)

Roland avait décidément un très curieux esprit... Très troublant, même. Il nous hante depuis des mois. Pas comme un être malfaisant ni trouble-fête, mais plutôt comme un aura qui s'éparpille en ricanant discrètement. Sa présence est suspendue dans la canopée. Il habite les histoires qu'on raconte aux enfants à l'heure des repas. Nous avons fait de lui un personnage central de l'espace que nous habitons. Normal. Il y a vécu toute sa vie. Depuis que mes amis ont acheté son domaine, nous continuons à travailler la terre en espérant qu'il est d'accord avec ce que nous en faisons. Mais honnêtement, nous ne sommes pas inquiets. Son territoire est entre bonnes mains.

L'autre soir, alors que la maisonnée dormait, B* et moi avons décidé d'aller explorer la grange qui est sur le domaine. Elle ne leur appartient pas (encore), aussi fallait-il être discrets et nous cacher de Ti-Loup, le voisin écornifleux (mais néanmoins très gentil). Nous avons donc pris la lampe frontale, une lampe de poche et une bouteille de rouge, puis nous avons trottiné jusqu'à la planche amovible qui forme un accès secret à l'antre d'Ali-Baba. L'antre de Roland.

*TENSION DRAMATIQUE*







La pluie crépitait sur le toît de tôle. Dans la lueur des torches, la poussière flottait vers le bas en s'accrochant à nos bronches et à nos vêtements. Je marchais sur des coquilles invisibles. Sur la pointe des pieds, à tâtons à travers l'incroyable fourbi amassé pendant un demi-siècle. Le silence craquait. Les portes s'ouvraient sur des mezzanines, des enclos, des établis, des ateliers. Il y avait un monde, entassé là: vélos, auges, cravaches, poêles, cafetières, bouilloires, tableaux, divans éventrés, bidons vides, caissons de bois, sacs de jute, cadres, tableaux, vêtements de pluie, vestons de ville, bottes de pailles. Des plaques de chars par dizaines, des matelas, des sacs de tabac. Des pinceaux, des outils, des portes échancrées, de la laine minérale, des sceaux vides, des chaînes rouillées. Des crochets suspendus. Des fils de fer au plafond. Des revues pornos qui traînent par terre. Des journaux déchiquetés ailleurs. Un énorme poisson fossilisé. Pas empaillé, non. Roidi par les ans, durci, sans odeur, sans vie, sans yeux mais avec des branchies. Des écailles luisantes dans la lumière. Et collées sur une toile à l'acrylique.

Nous étions repus d'images, tout à coup. Je voulais sortir respirer. Le nez me piquait. J'éternuais. B* m'a assise dans l'escalier, il a ouvert la bouteille de rouge et nous sommes restés là, dans le noir, à écouter les vies de Roland se mêler aux gouttes qui tombaient dans le coin gauche, sur une chaise en cuirette rouge. Nous avons éteint les lampes. L'atmosphère sentait l'humus, le bois mouillé et le renfermé. Roland buvait avec nous. J'ai même senti sa main, je pense, enlever une mèche collée dans mon cou.

Cette grange galvanise les fantasmes, les idées et des dizaines de projets. Elle est immense, solide, pleine et robuste. Elle alimente les discussions devant le feu, tard le soir. Depuis, ils y sont retournés quelques fois, tous les deux, pendant que je faisais des batailles de linges à vaisselle mouillés avec les enfants. J'y suis aussi retournée seule en plein jour pour mieux y voir. C'est un lieu dont on n'oublie jamais la première impression. Une ambiance qui entre dans la peau et dans le crâne. Quand on fera une corvée pour la vider, vous viendrez?