jeudi 28 février 2008

Kalonessos

Durant la traversée, le ciel s'était ouvert, les nuées sombres chassées par les vents du large. Les ressacs avaient fait place aux vagues berçantes et le golfe du Morbihan brillait maintenant sous le soleil bas de l'automne tardif. Elle avait guetté l'île avec impatience, les mains cramponnées à un gobelet de café, assise sur son gros sac à dos rouge, les genoux levés. Selon la légende, les fées de la forêt de Brocéliandre avaient un jour jeté des couronnes de fleurs dans les eaux; trois de ces couronnes avaient été emportées par les courants hors du golfe et la plus belle, celle de la reine des fées, était devenue la plus grande des îles bretonnes. Les grecs l'avaient baptisée Kalonessos: Belle-Île. Elle aimait l'histoire. Il lui tardait de poser le pied à terre.

C'était la saison des tempêtes d'équinoxe, quand la mer se déchaîne sous les vents froids de l'automne, lorsque la lune fait sourdre la force de l'eau colérique, quand la furie habite les éléments et que le ciel et l'océan déploient tout ce qu'ils ont de puissance et de violence contenues. Elle voulait voir tout ça.
Elle voulait les couleurs et le silence, les vallons, les sentiers et les plages muettes, elle voulait le grain des habitants et les accents insulaires, les champs flétris, les ruelles pentues, l'odeur du poisson frais, des crêpes de sarrasin et de la bière.

Elle avait loué un vélo dès son arrivée dans l'île. Une vieille bécane rouge à la selle inconfortable, une guimbarde fatiguée qui silait et couinait même sur le plat. Elle avait les cuisses en feu dès la première pente tellement le pédalier était rétif. Mais elle était décidée à parcourir les 17 kilomètres de l'île en se disant que ce n'était rien, vraiment, qu'une bête randonnée du dimanche qu'on pourrait faire avec grand-mère. Elle luttait contre son propre orgueil, mais elle pestait en silence et regrettait son vélo neuf qui dormait dans une cave à 6000 km de là.

C'était compter sans les collines abruptes et les courbes sauvages battues par le vent qui entrait à la volée même à l'intérieur des terres en faisant ployer la tignasse sauvageonne des herbes sèches. Même en roulant tout l'après-midi, elle n'avait pas croisé âme qui vive. Elle chantait des rengaines ridicules à tue-tête en traversant les villages minuscules, ravie par les couleurs intenses des volets et des toits. Seule la lumière animait les préaux des écoles désertées, les cloches des chapelles se taisaient, même les moutons et les vaches restaient muets, paisiblement vautrés ou broutant derrière les clôtures basses. Elle s'arrêtait pour leur parler, elle devenait dingue d'être depuis si longtemps sans compagnie, à soliloquer sur les routes comme une ermite. Au carrefour suivant, elle avait été interpellée par une chaîne et un panneau d'interdiction de passage qui bloquait l'entrée d'un sentier de terre battue. Après avoir jeté un coup d'oeil à la ronde, elle s'était engagée sans hésitation sur le chemin en roulant doucement.

C'était Loch'Maria, le bout de l'île. Autant dire le bout du monde. En sortant du boisé, un coup au coeur magistral l'avait fait lâcher le vélo sur le sol. Elle se trouvait devant l'infini.

Des falaises immenses aux arrêtes tranchantes, hautes comme des immeubles de centre ville, la mer déchaînée qui propulsait ses vagues comme au centre de la mer, la houle grandissante, gigantesque, fracassante, le bruit écrasant, les teintes sombres de l'eau irascible, les explosions d'écume blanche comme des éruptions de lave aqueuse et froide. Elle ne s'était jamais sentie aussi minuscule. Malgré les signaux de danger plantés aux abords du cap, elle était descendue sur les rochers guidée par la peur, comme saisie d'une audace née de l'adrénaline qui bouillonnait dans son corps. Les jambes tremblantes, elle se rapprochait du sommet des vagues pour se faire bousculer par les embruns. Elle s'était assise dans une callosité et avait allumé une cigarette. Puis une autre sur le mégot de la précédente. Elle ne s'était jamais sentie aussi proche de Dieu, même si depuis des années, elle était très en colère contre lui. À ce moment, elle ne pouvait faire autrement que de penser à lui. Elle s'inclinait devant le pouvoir des éléments.

Elle vivait un moment unique d'exaltation et de frayeur, elle était incapable de bouger, complètement impressionnée par tout ce qu'elle entrevoyait d'excessif, de terrorisant et d'allégorique au spectacle qu'elle observait de haut. Elle se disait qu'elle pourrait glisser et disparaître dans le vide, aspirée par les courants, rompue contre les rochers. Personne au monde ne savait où elle était. Elle vivait le plus grand moment de solitude de sa vie.

Deux heures plus tard quand elle s'était relevée, grelottante et trempée, elle s'était sentie lavée de plusieurs peines, exorcisée de certaines colères qu'elle avait jetées au large dans le terrible ressac. Elle avait confronté ses propres orages à la tempête d'équinoxe, là, assise sur le rocher, et si elle avait perdu le combat de bonne foi, elle avait sans aucun doute gagné une force nouvelle. Et elle se sentait terriblement en vie.

mercredi 27 février 2008

Coup de vent 3

Pantoise, elle gît sur le flanc, un coussin entre les cuisses. Elle joue un moment avec le bouton de la housse, puis elle glisse sa phalange sous le rebord du tissu pour triturer la mousse dont elle aimerait faire des boulettes qu'elle jetterait d'une pichenotte rageuse à travers la pièce. Elle se retourne en jetant un bras sur l'accoudoir et je vois son ventre monter et descendre en longs soupirs chargés du fracas des images qu'elle ne raconte pas. Sa pudeur est émouvante, je sais qu'elle meurt d'envie de me relater en détail l'effet ravageur de ses mains, et la façon dont son coeur s'étrangle quand il part. Les pieds sur la table du salon, je regarde les flammes qui sont sur le point de mourir. J'ai la tête ailleurs, moi aussi.

L'évier de la cuisine goutte encore.

Je me lève pour aller la rejoindre sur le fauteuil. Elle se creuse un nid contre moi en repliant les jambes. Je tasse de deux doigts les mèches qui ont l'air de lui chatouiller le front. Pas besoin de parler, ce soir.

Ce soir, c'est le silence qui dit tout.

samedi 23 février 2008

Traversée

Elle quittait le continent.

Elle était debout sur le pont, le ventre appuyé au bastingage qui donnait sur le quai. Elle avait voulu prendre le premier bateau pour arriver tôt sur l'île. L'aube était bruineuse et brumeuse, l'humidité transperçait son ciré et la pointe de ses tresses était déjà mouillée sous son chapeau. Elle restait pourtant dehors pour voir la côte s'éloigner, les yeux gonflés par le manque de sommeil. Elle venait de rouler 1 heure dans un petit autobus de campagne pour atteindre le port. Elle était encore obnubilée par le souvenir des menhirs de Carnac émergeant dans la lumière grise du matin, grandes silhouettes froides alignées comme des soldats tétanisés. Le visage collé à la vitre, elle voulait tout garder en mémoire, le paysage défilait trop vite, elle était sous l'emprise d'une sorte de magie qu'elle s'inventait à mesure. Elle voulait voir ces monuments depuis leur histoire narrée très loin dans l'enfance. À défaut de pouvoir réellement les toucher, elle avait été saisie d'une impulsion qu'elle ne comprenait pas tout à fait. Elle avait posé la paume sur la fenêtre du car dans un geste puéril. Ou symbolique. Cela l'avait rassérénée. Il y avait des semaines qu'elle voyageait seule. Elle se parlait beaucoup et écrivait le reste dans un carnet sali par la poussière, le vin bon marché, les traces grasses des saucissons et des croissants au beurre et par les gouttes de café, ceux qu'on accompagne d'un carré de sucre ou d'un morceau de chocolat noir. Sur certaines pages, l'encre avait bavé. Il pesait à ce moment dans sa poche droite.

Elle restait donc immobile, les bras serrés autour du corps pour garder sa chaleur, le menton dans son foulard tissé. Sur le quai plus bas, il n'y avait que deux vieillards qui se parlaient de très proche. Des Bretons, évidemment, tous deux barbus et casquettés, un foulard noué autour du cou. L'un avait la main sur l'épaule de l'autre et il devisait en penchant la tête. L'autre opinait du chef, souriait sans réelle joie, serrait sa main dans la sienne plusieurs secondes en le regardant franchement, puis il ramassait son baluchon pour se diriger vers la passerelle. Elle ne les quittait pas des yeux. Le vieil homme est venu se poster à 2 mètres d'elle sans la regarder, ses longs doigts frêles posés sur la rambarde. Ils étaient seuls sur le pont glissant. On ne voyait maintenant plus du tout les bâtiments du port qui disparaissaient dans la purée de pois. Que l'autre vieux sur le quai, debout, raide comme un I, les mains dans les poches de sa vareuse sombre, le regard fiché sur le visage de son ami.

Puis les moteurs ont grondé, la sirène a tonné une fois, deux fois, sa voix gutturale étouffée par le plafond bas et l'air chargé, le bateau glissant lentement sur les eaux encore calmes du bassin, et la côte qui s'éloigne, silencieuse, déchirée par endroit, gardée par le phare blanc à l'ouest. Le vieil homme sur le quai, le bras levé, la paume tournée vers la mer. Son compagnon muet, le même bras tendu, la paume tournée vers la côte. Ils ont gardé leurs mains bien hautes jusqu'à ce qu'ils ne se voient plus du tout, des minutes entières immobiles dans un salut qui portait tellement de tendresse et de poids qu'elle n'osait bouger pour ne pas rompre la teneur du moment. Émue, elle se disait que ce geste valait toutes les embrassades fébriles auxquelles elle avait assisté dans les gares et les aéroports. Le vieux a baissé son bras lentement alors que la ligne de terre disparaissait tout à fait, il s'est tourné vers elle, l'a fixé quelques secondes en silence, puis il est entré avec son baluchon sur l'épaule, sans prononcer un seul mot.

Les bras toujours serrés autour du corps, elle est restée sur le pont pour regarder les moutons sortir de l'eau, les vagues prendre de l'ampleur et sentir le vent salin claquer ses joues gelées. Elle était maintenant tout à fait réveillée.

mercredi 20 février 2008

Éclipse

Sherbrooke, dans ma chambre d'hôtel. J'ai les deux pieds sur le calorifère, mes rideaux sont grands ouverts et je regarde la lune disparaître tranquillement. Je trouve le phénomène formidable. On dirait qu'elle est pudique et qu'elle se couvre pour qu'on ne la voit plus briller aussi fort. Plus tard, elle sera toute rouge. Je veille pour voir ça.


...


Il ne reste qu'une rognure d'ongle. Le reste est roux. La lune rousse, comme dans la chanson...

C'est vachement émouvant, je trouve. Je n'avais pas vu ça depuis des années.

samedi 16 février 2008

Des nouvelles d'Orient

Elle se terre le jour pour échapper à la police des camps de réfugiés. Pour elle, le temps tourne au ralenti. Elle se ballade un peu à la nuit tombée en relevant ses cheveux pour éponger la chaleur moite qui fait coller la poussière à sa nuque. Elle plisse le nez dans l'odeur des détritus qu'elle doit parfois pousser du pied pour avancer plus aisément. Elle s'attarde souvent pour bavarder, avide de tout savoir et de tout comprendre. Elle est allée rejoindre ses amis les moines en cachette, sans le permis de séjour qui tardait trop à venir. Dès son arrivée, elle est tombée follement amoureuse d'un moinillon de 7 ans qui a réussi d'un regard à faire sourdre la tendresse, la commisération, la générosité et tout ce qui existe d'autre en elle.

Le lama l'a invitée à prendre le thé, un après-midi. Puis à souper le lendemain soir. Dans un anglais approximatif, il essayait de lui faire comprendre quelque chose qu'elle ne parvenait pas à saisir. Elle suit des cours de tibétain depuis un moment, mais elle en est encore aux voyelles et aux syllabes, et à démêler cet alphabet qui ne ressemble à rien. Ils ont alors cherché quelqu'un qui pourrait traduire ce que le vieil homme voulait lui demander. Ils y sont parvenus enfin lors d'un échange téléphonique rocambolesque, avec force gestes et sourcillements divers. Le lama lui racontait en fait l'histoire de cet enfant, arrivé au camp accroché à la main d'un vieillard qu'il ne connaissait pas, ses parents l'ayant chassé parce qu'ils n'avaient plus les moyens de le faire vivre. Ou peut-être était-ce aussi pour le mettre à l'abri du danger. Les camps de réfugiés et les monastères sont remplis de ces enfants abandonnés qu'il faut bien accueillir et faire vivre...

Elle a accepté tout de suite de devenir sa marraine (probablement en souriant à pleines dents ou même en riant la tête rejetée en arrière, comme je la connais). Elle l'a d'abord amené chez le médecin, lui a fait tailler une nouvelle robe, l'a pourvu de sous-vêtements, accueilli chez elle pour le laver à l'eau chaude et nettoyer ses nombreuses plaies, puis elle lui a donné l'argent nécessaire à assurer sa subsistance pendant un an. Ça ne lui a presque rien coûté, pas même le salaire d'une semaine. Mais plus que tout, il a maintenant une amie solide pour veiller sur lui, et une âme bonne où aller se réfugier au calme, s'il en a besoin.

Il s'appelle Passang Dorjee.

mercredi 13 février 2008

Coup de vent 2

Pendant qu'elle dormait encore, il a écrit: "Je t'aime" dans le miroir de la salle de bain avec le dentifrice bleu, celui avec paillettes.

La journée même, elle lui avait acheté une brosse à dent, déposée ostensiblement dans un verre propre à côté de la sienne. Il s'en était servi sans rien dire.

mardi 12 février 2008

Envolée

L'attente, c'est aussi bien que le moment lui même.
Les yeux qui clignent devant le vide, les idées qui s'évaporent, les atomes qui se battent tout autour, les mains qui s'égarent dans les mèches folles, les mille allers-retours au miroir, les changements de costumes avec force claquements de langue réprobateurs, les regards appuyés la tête penchée devant la glace. Ce jean. Non, cette jupe. Ou plutôt la noire? Ce gilet qui me fait des gros seins? Non, plutôt cette camisole qui m'amincit. Ou encore mon nouveau top, le bleu, qui va avec mes yeux. En slip devant le garde-robe, la hanche sortie, la paume sur l'os qui saille, on cherche le morceau qu'on a oublié, celui qui convient le mieux. On a plus rien à se mettre, soudain, ou tout est au lavage, en boule compacte dans le panier qui déborde. On guette la porte en bas, le craquement des marches, le courant d'air qui glisse en l'amenant avec lui. La voisine fait exprès pour descendre au dépanneur, on entend des pas et c'est tout l'être qui galope soudain, le corps décomposé, les jambes derrière le coeur comme un personnage désarticulé. La fausse alerte qui coupe le souffle, l'envie d'y être déjà, cette impression de gonfler pour sortir de soi et s'élever, s'élever enfin ou déjà, enfin s'élever et exploser d'un bonheur qui amène presque les larmes, tellement il est trop grand, tellement il prend toute la place en ravageant les jours d'absence.

samedi 9 février 2008

jeudi 7 février 2008

Coup de vent

Même lorsqu'il lui dit: Tu m'obsèdes, je t'aime, tu n'es pas comme les autres, avec toi, tout est plus facile...
Même lorsqu'il ajoute: Je te veux toute, je veux m'imbiber de toi, je veux ton corps en entier, tes yeux, ton sourire, tes cheveux, tes seins, ta chatte, tes cuisses...

Elle recule. Elle est rétive. Elle raccroche le téléphone en bafouillant et elle débarque chez moi à l'apéro avec un Château Haut Perthus, enneigée jusqu'au mollet, les joues rouges, essoufflée d'avoir grimpé le long escalier de la falaise sur les talons.

Elle ne sait pas trop quoi croire. J'ai beau lui parler devant notre verre de rouge et des chandelles avec Cat Power en trame de fond, toutes les deux enfoncées dans les coussins, j'ai beau fouiller dans ses yeux en tournant une boucle autour de mon index pour trouver ce qui la retient, essayer de savoir pourquoi elle se sauve de lui, pourquoi elle se fuit et comment, elle se rétracte aussi et ainsi devant moi à point tel que j'ai l'impression que ses mots retournent se cacher au même endroit que sa fureur. À l'intérieur d'elle, il y a une sauterelle en cavale.

Elle dit:
- J'ai peur.
- Je sais.
- Si je me cramponne à lui j'aurai le vertige...
Elle ajoute: J'ai peur des hauteurs.
- Je sais.

Elle me regarde. J'attends. Elle soupire en flattant la jetée. Elle pose son verre, le reprend, se mord la lèvre du bas pour enlever la trace de vin, soupire encore.

- Qu'est-ce que je vais faire?
- Vas le rejoindre. Tout de suite. C'est n'importe quoi sinon. Il t'aime.

Elle se lève tout à coup en avalant sa gorgée, remet son foulard et sa tuque, enfile son manteau en m'embrassant, puis elle dévale les escaliers de l'entrée en me criant: Je t'appelle!

dimanche 3 février 2008

La grâce du souvenir

Il s’est rendu en autobus près du grand pont.
Tout seul.
Vers le pont.
Il a marché lentement. La tête sous le bras, le pied pesant, quand même, le sourire de guingois, les cheveux fouettant, il a marché lentement.
Tout seul.
Vers le pont.
Son corps résistait à la dérobade, il faisait des pas de danse, quand même, les bras comme des arcs souples, les épaules carrées, les genoux fléchis, il bondissait et tournoyait vers le grand pont. On peut dire, sûrement, qu’il était euphorique, on peut dire aussi qu’il était terrifié. Mais la tête dans la poche, les paumes sur la rembarde, les yeux penchés vers le fleuve gelé, sa surface comme un miroir de délivrance, la route plus bas comme un lit ultime, tout ça l’aspirait, tout ça l’appelait si fort.
Tout ça l’appelait trop fort.
Il était trop fracassé. Trop malade.
Trop fou.
Trop fou.
Les ongles sur les joues, la tête sur les épaules, il a pris son envol. Un grand saut, le saut de l’ange pour mon ami Angelo, les cheveux longs d’Angelo dans le vent, ses bras de danseur comme des ailes, ses pieds pointés et battant, les yeux fermés dans l’attente, le temps suspendu. Le sifflement du vent. Le bruit de son corps en bas.
Le bruit.
Sur la route.
Sous le grand pont.
En hiver.
Le corps d’Angelo sur la route.
Ses os broyés, ses tripes éclatées, ses chevilles cassées. Son si beau visage intact. Si beau, mon Angelo.
L’arrêt de tout.
Une femme, les mains blanches sur le volant, le pied lourd sur le frein, les jambes tremblantes, les lèvres serrées. Les yeux rivés sur la route. Puis son long cri de terreur pour mon Angelo. Dans le cri de cette femme, nos voix à tous unies, nos cœurs sortis hors de là, nos peines, nos peines si intenses. Dans le seul cri d’une femme. Nos voix d’alto, de ténor, de basse, nos aigus de soprano. Nos souvenirs groupés dans un souffle, nos larmes gelées. Nos cœurs sortis hors de là.
Pour notre Angelo.
Intact. Son visage dans ma tête, son rire, son cœur, son corps dénoué sur la scène, ses muscles souples dans la lumière, ses yeux, ses douceurs. À l’église, nos mains comme des chapelets serrés, nos épaules soudées, nos larmes comme le grand fleuve, intarrissables. À l’église, nos voix muettes, pour une fois. Nos voix de chanteurs éteintes, le silence des images, nos têtes baissées de concert, à genoux, tous, devant le corps d’Angelo. Nos âmes fléchies devant la grâce du souvenir.

vendredi 1 février 2008

Soliloque

La tempête s'affole, là-dehors. Je vois les rafales passer devant les lampadaires, les routes sont déjà pétrifiées et fort glissantes, la neige a la texture de la fleur de sel. J'ai pensé qu'il était plus sage de rester une nuit de plus dans ma suite lavaloise, bien au chaud avec ma collègue tout aussi frileuse que moi à l'idée de reprendre la route ce soir. On s'est promis une cuite du vendredi soir. J'ai déjà un verre de blanc, mes rideaux sont ouverts, d'ici je vois le grand lit king dans lequel je me vautrerai plus tard en grognant.

J'ouvre mes courriels et je lis la réponse de mon mentor à mon dernier message. Sans sa permission, je lui vole un extrait (j'ai souvent envie de le faire parce qu'il me sort toujours des phrases magnifiques qui axent mes pensées vers des lieux où je n'irais pas autrement. Voilà pourquoi je l'appelle mon mentor, même s'il n'aime pas vraiment ça, je crois):

"Ton message me fait penser à la terrible phrase d’un poète italien : la solitude, ce n’est pas d’être seul : c’est vouer aux autres un amour inutile (traduction libre)Je t’ai toujours vu ainsi, donnant beaucoup, recevant peu. Je crains que la plongée en apnée en ton sein n’y change rien."

Ça me chicotte, tout ça.

L'amour peut être inutile?

...

...


Je ne pourrais jamais devenir tiède. Je ne sais pas, il me semble que ça serait comme manger du homard avec des pinces à sourcil. Je resterais sur ma faim. Et face à un homard, c'est terriblement frustrant.

Je lui dirai ça. À moins qu'il ne le lise avant...