samedi 23 février 2008

Traversée

Elle quittait le continent.

Elle était debout sur le pont, le ventre appuyé au bastingage qui donnait sur le quai. Elle avait voulu prendre le premier bateau pour arriver tôt sur l'île. L'aube était bruineuse et brumeuse, l'humidité transperçait son ciré et la pointe de ses tresses était déjà mouillée sous son chapeau. Elle restait pourtant dehors pour voir la côte s'éloigner, les yeux gonflés par le manque de sommeil. Elle venait de rouler 1 heure dans un petit autobus de campagne pour atteindre le port. Elle était encore obnubilée par le souvenir des menhirs de Carnac émergeant dans la lumière grise du matin, grandes silhouettes froides alignées comme des soldats tétanisés. Le visage collé à la vitre, elle voulait tout garder en mémoire, le paysage défilait trop vite, elle était sous l'emprise d'une sorte de magie qu'elle s'inventait à mesure. Elle voulait voir ces monuments depuis leur histoire narrée très loin dans l'enfance. À défaut de pouvoir réellement les toucher, elle avait été saisie d'une impulsion qu'elle ne comprenait pas tout à fait. Elle avait posé la paume sur la fenêtre du car dans un geste puéril. Ou symbolique. Cela l'avait rassérénée. Il y avait des semaines qu'elle voyageait seule. Elle se parlait beaucoup et écrivait le reste dans un carnet sali par la poussière, le vin bon marché, les traces grasses des saucissons et des croissants au beurre et par les gouttes de café, ceux qu'on accompagne d'un carré de sucre ou d'un morceau de chocolat noir. Sur certaines pages, l'encre avait bavé. Il pesait à ce moment dans sa poche droite.

Elle restait donc immobile, les bras serrés autour du corps pour garder sa chaleur, le menton dans son foulard tissé. Sur le quai plus bas, il n'y avait que deux vieillards qui se parlaient de très proche. Des Bretons, évidemment, tous deux barbus et casquettés, un foulard noué autour du cou. L'un avait la main sur l'épaule de l'autre et il devisait en penchant la tête. L'autre opinait du chef, souriait sans réelle joie, serrait sa main dans la sienne plusieurs secondes en le regardant franchement, puis il ramassait son baluchon pour se diriger vers la passerelle. Elle ne les quittait pas des yeux. Le vieil homme est venu se poster à 2 mètres d'elle sans la regarder, ses longs doigts frêles posés sur la rambarde. Ils étaient seuls sur le pont glissant. On ne voyait maintenant plus du tout les bâtiments du port qui disparaissaient dans la purée de pois. Que l'autre vieux sur le quai, debout, raide comme un I, les mains dans les poches de sa vareuse sombre, le regard fiché sur le visage de son ami.

Puis les moteurs ont grondé, la sirène a tonné une fois, deux fois, sa voix gutturale étouffée par le plafond bas et l'air chargé, le bateau glissant lentement sur les eaux encore calmes du bassin, et la côte qui s'éloigne, silencieuse, déchirée par endroit, gardée par le phare blanc à l'ouest. Le vieil homme sur le quai, le bras levé, la paume tournée vers la mer. Son compagnon muet, le même bras tendu, la paume tournée vers la côte. Ils ont gardé leurs mains bien hautes jusqu'à ce qu'ils ne se voient plus du tout, des minutes entières immobiles dans un salut qui portait tellement de tendresse et de poids qu'elle n'osait bouger pour ne pas rompre la teneur du moment. Émue, elle se disait que ce geste valait toutes les embrassades fébriles auxquelles elle avait assisté dans les gares et les aéroports. Le vieux a baissé son bras lentement alors que la ligne de terre disparaissait tout à fait, il s'est tourné vers elle, l'a fixé quelques secondes en silence, puis il est entré avec son baluchon sur l'épaule, sans prononcer un seul mot.

Les bras toujours serrés autour du corps, elle est restée sur le pont pour regarder les moutons sortir de l'eau, les vagues prendre de l'ampleur et sentir le vent salin claquer ses joues gelées. Elle était maintenant tout à fait réveillée.

4 commentaires:

Mek a dit…

Magistral. Poignant. Stie.

Gomeux a dit…

Je voudrais pas sacrer, mais pourtant, tabarnac...

Ça sent le sel, j'ai froid dans les os et la houle me lève le cœur, un peu.

J'en prendrais bien 200 pages.

Doparano a dit…

Mel.... Le sais-tu comment t'écris bien?

Miléna a dit…

euh... J'aime ça... Je sais pas trop comment dire. Comme si des années d'images trouvaient tout à coup un sens. Je sais ce que je veux dire et j'essaie de bien le dire. Ça me transporte et ça change ma vie. Merci de me lire, et surtout, de m'en donner des échos...