dimanche 3 février 2008

La grâce du souvenir

Il s’est rendu en autobus près du grand pont.
Tout seul.
Vers le pont.
Il a marché lentement. La tête sous le bras, le pied pesant, quand même, le sourire de guingois, les cheveux fouettant, il a marché lentement.
Tout seul.
Vers le pont.
Son corps résistait à la dérobade, il faisait des pas de danse, quand même, les bras comme des arcs souples, les épaules carrées, les genoux fléchis, il bondissait et tournoyait vers le grand pont. On peut dire, sûrement, qu’il était euphorique, on peut dire aussi qu’il était terrifié. Mais la tête dans la poche, les paumes sur la rembarde, les yeux penchés vers le fleuve gelé, sa surface comme un miroir de délivrance, la route plus bas comme un lit ultime, tout ça l’aspirait, tout ça l’appelait si fort.
Tout ça l’appelait trop fort.
Il était trop fracassé. Trop malade.
Trop fou.
Trop fou.
Les ongles sur les joues, la tête sur les épaules, il a pris son envol. Un grand saut, le saut de l’ange pour mon ami Angelo, les cheveux longs d’Angelo dans le vent, ses bras de danseur comme des ailes, ses pieds pointés et battant, les yeux fermés dans l’attente, le temps suspendu. Le sifflement du vent. Le bruit de son corps en bas.
Le bruit.
Sur la route.
Sous le grand pont.
En hiver.
Le corps d’Angelo sur la route.
Ses os broyés, ses tripes éclatées, ses chevilles cassées. Son si beau visage intact. Si beau, mon Angelo.
L’arrêt de tout.
Une femme, les mains blanches sur le volant, le pied lourd sur le frein, les jambes tremblantes, les lèvres serrées. Les yeux rivés sur la route. Puis son long cri de terreur pour mon Angelo. Dans le cri de cette femme, nos voix à tous unies, nos cœurs sortis hors de là, nos peines, nos peines si intenses. Dans le seul cri d’une femme. Nos voix d’alto, de ténor, de basse, nos aigus de soprano. Nos souvenirs groupés dans un souffle, nos larmes gelées. Nos cœurs sortis hors de là.
Pour notre Angelo.
Intact. Son visage dans ma tête, son rire, son cœur, son corps dénoué sur la scène, ses muscles souples dans la lumière, ses yeux, ses douceurs. À l’église, nos mains comme des chapelets serrés, nos épaules soudées, nos larmes comme le grand fleuve, intarrissables. À l’église, nos voix muettes, pour une fois. Nos voix de chanteurs éteintes, le silence des images, nos têtes baissées de concert, à genoux, tous, devant le corps d’Angelo. Nos âmes fléchies devant la grâce du souvenir.

7 commentaires:

Mek a dit…

À l'envers. Sur le cul. Marde.

Gomeux a dit…

J'ai beaucoup hésité avant de commenter, me disant que le silence était ce qui convenait le mieux à ce texte.
Sauf que t'aurais pas su la boule dans la gorge que j'ai.

Miléna a dit…

Désolée, les gars, pour la boule et tout... ça faisait longtemps que je cherchais comment parler de lui.

Anonyme a dit…

(tag! ... :P)

Doparano a dit…

Tu parles d'une boule!!!! J'ai un moton gros gros dans la gorge! Très bien écrit, trop bien décrit, ça fait mal, on a tous connu un Angelo, le mien se prénommait Gino...tu me l'a ramené pour quelques minutes.... MERCI

Fefille a dit…

... (soupirs et larmes )

Madame G a dit…

Beauté et non pas simulacre de beauté.
Tu écris bien Miléna. Je sais, je me répète.