dimanche 29 décembre 2013

Avant qu'il soit notre père

Entrer dans le rangement sous le toit et fouiller dans les boîtes oubliées là depuis 12 ans. Au fond, derrière une planche à repasser et un sac-à-dos de voyage en Europe, trouver une boîte de souvenirs sous un vieux panier à linge défoncé. Des centaines de photos rescapées en vitesse lors de la vente de la maison familiale et jetées en vrac dans une boîte. À deux jours du 25e anniversaire de la mort de mon père, c'est un moment parfait pour m'asseoir et en faire le tri. Attablée en pyjama avec un café-crème, je passe en revue l'histoire de notre famille. J'ai l'impression d'avoir les deux pieds ancrés dans la terre glaise, des odeurs de tourbe, de fleuve et de sapin remontent jusqu'à moi. Il y a cet album en cuir rouge dont les pages en carton noir sont reliées par des cordes. Des photos où ma grand-mère ressemble à une star des films français d'après guerre, le visage auréolé de boucles battues par le vent venu du fleuve, une robe cintrée à la taille, mon père encore bébé sur les genoux. Je tourne les pages où il a inscrit au crayon blanc son histoire. C'est comme un testament retrouvé, un jeu de piste qui dévoile petit à petit nos origines, ce qui a forgé nos instincts, la source de nos passions. La jeunesse de notre père. Ses amis, son parcours, ses possessions d'enfants. Dans ses notes empreintes d'humour, je reconnais l'esprit bohème qu'il a étouffé plus tard avec sa cravate d'avocat. C'est le Cercle des Poètes Disparus. Je le vois, frondeur et mutin, grimpé aux arbres, juché sur les canons, appuyé sur la porte d'une église le paletot ouvert, le poing dans la poche et les cheveux comme des ailes de corbeau brun, je le vois une main enserrant celle de sa jeune soeur, protecteur et aimant, ou déguisé pour le théâtre, comédien et sûr de lui. Je mets la main sur mon coeur sans m'en rendre compte. Ses yeux sont mon héritage le plus précieux, mais c'est sa voix que je voudrais entendre. Les pages se détachent même si je les tourne avec délicatesse, l'impression d'un trésor qui pourrait s'effriter dans l'odeur imprégnée de la cave familiale. Puis ma mère apparaît sur les photos. Je reconnais mes traits, ceux de mes soeurs. La fraîcheur de son regard amoureux de jeune mariée et ses joues, dont je sais l'odeur par coeur. La naissance de nos vies. Le bonheur qui transpire sur ces vieilles images de notre passé, tellement souvent oubliées ou simplement mises de côté, à cause des entailles de la vie.

La mémoire prend ma journée. Je retrouve les épices de son odeur, ses multiples visages et les mots qu'il m'a offert comme ceux que je ne pourrai jamais tirer des gens qui l'ont connu avant moi, parce qu'ils n'auraient pas le poids réel de ce qu'il a représenté pour eux. Avant qu'il soit notre père, lorsqu'il aurait pu être un ami.

lundi 16 décembre 2013

Retrouvailles

Il dit: Il y a 20 ans, tu étais mon amie mais j'étais fou de toi. Je t'aimais, j'aurais fait des kilomètres à genoux dans les cailloux pour te protéger. Je voulais te donner ma main, être cette main dans ton dos, qui se pose là la nuit, qui te rassure et te réchauffe. La main qui t'appartient et les yeux qui te regardent. Je voyais tout de toi et j'aimais ta folie, tes défauts, ton caractère de gitane, cet amour des mots qui te portait ailleurs. Je te laissais te sauver de moi en espérant qu'un jour tu reviennes, mais tu étais comme le vent. Tu te cherchais et moi je te suivais à la trace pour ne pas être trop loin au cas où tu te trouverais. J'ai réussi à passer une nuit avec toi puis je suis parti. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça.

-Ah bon? Pendant 20 ans j'ai pensé que c'était moi qui avais pris la fuite.

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Il n'y a toujours pas de main dans ton dos. Tu veux reprendre la mienne?

dimanche 15 décembre 2013

Tu peux ployer, mais ne casse pas

Une nuit il entre à l'hôpital et tout à coup, c'est un amas de certitudes qui éclatent. Dehors la neige crisse sous les pas, les aiguilles du sapin embaument le salon où elle se tient debout près du foyer éteint. Le lit de son fils est vide, le papa dort sur une banquette à ses côtés dans une chambre du service de pédiatrie. Le plus jeune ronfle doucement en haut des escaliers, le nez dans son ourson géant. Cette nuit, le lutin de Noël ne fera pas de mauvais coup. Le silence se matérialise autour d'elle. Il devient aussi gluant que les bras de trois fantômes noirs qui s'invitent par surprise. Elle ne peut pas s'empêcher de prier à sa manière, les phrases retournent à l'espoir, elle se dit qu'il faut avoir la Foi. Peut-être pas en Dieu ni aux anges, mais la Foi en cette vie qu'elle a donné et qu'elle voudrait exempte d'épreuves pour son petit garçon.

Elle me texte pour ne pas avoir à parler à haute voix. Sa gorge est trop serrée. La mienne se crispe aussi, et mes doigts glissent sur le clavier. Je cherche les bons mots. Le sang dans mes bras est épais comme de la mélasse. Je me lève pour allumer le lampion turquoise, le même qui a brûlé pour Mandela, pour ma nièce et pour une petite plume qui s'est envolée il y a presque un an. C'est la flamme des pensées qu'on envoie vers la lune presque pleine, des intentions teintées de courage, l'amour qu'on espère assez fort pour venir à bout des écueils. Un symbole qui remplace en partie les bras que je voudrais enserrer autour de sa peine, là, tout de suite. Il faut attendre, maintenant.

Chaque jour elle me parle du courage de son petit bonhomme. La pomme n'est pas tombée loin de l'arbre. Il a sûrement un peu de sa trempe, la force de caractère de ceux qui voient si rarement le pire. Ceux pour qui il n'y a pas de larmes inutiles, pas de drame auquel on ne peut faire face, une manière de marcher les épaules droites en chassant les nuages d'un revers de la main pour mieux voir en avant. Je ne compte plus les fois où elle a fait basculer ma tristesse en bonheur, ni celles où elle a trouvé les mots qui me guérissaient comme par magie. Je me souviens d'une carte qu'elle m'avait écrite alors qu'elle s'inquiétait pour moi. "Tu peux ployer mais ne casse pas". À l'hôpital malgré les tests et les prises de sang, son fils de 5 ans ne pleure pratiquement pas. Elle non plus. En secret, je pleure pour eux le soir. Ce ne sont pas des larmes de désespoir, mais plutôt d'empathie pour cette famille qui est un peu la mienne. Je pense au combat qui se déroule dans le petit corps de cet enfant que je connais depuis sa naissance, et je lui parle tout bas pour qu'il soit plus fort que tout ça. Je pense à mon amie et à son chum qui se relaient à l'hôpital entre le travail, les courses et le plus jeune qui a aussi besoin d'eux.

Une nuit son corps recommence à fonctionner normalement. Il répond enfin aux traitements ou à nos prières mais peu importe, il est tiré d'affaire. Je pense à la girouette qui peut cesser de tourner dans le ventre de mon amie, à la fatigue qu'elle va pouvoir déposer à la porte et au soulagement qui remplace les fantômes noirs. Au lutin, qui va pouvoir recommencer à faire des mauvais coups et au Noël qu'ils pourront fêter en famille.

Je ne peux m'empêcher de penser aussi à la Foi, qui a sa raison d'être peu importe où elle est dirigée, car elle permet de tenir debout.