mardi 3 septembre 2013

Comme une corde de funambule au-dessus de l'Atlantique

C'est un café sur la place d'un village du Midi. Une vingtaine de tables à l'ombre d'un marronnier millénaire encerclé de grosses pierres polies par les fesses des milliers de personnes qui s'y sont reposées, une fontaine où les enfants font flotter des bateaux inventés en liège et des fourmis sur les feuilles tombées. Les cyclistes arrêtent remplir leurs gourdes au passage, après le grand tournant et la montée, les chiens boivent et les travailleurs s'y lavent les bras et mouillent leur casquette avant de venir prendre leurs cafés. J'y suis montée debout deux ou trois fois avec le patron après le service des banquets pour m'y rafraîchir la plante des pieds. Pendant le service, on a qu'à étirer le bras pour y rincer sa guenille ou arroser malicieusement les clients bravaches. Je m'installe souvent près d'elle le midi avec un verre de rosé et un croque-monsieur ou une salade, mon livre ouvert à plat sur la table. Je me laisse facilement distraire par les discussions des clients que je connais presque tous par leur prénom. Je passe des heures assise à califourchon sur la pierre froide, un pied dans l'eau et l'autre à terre, à bavarder ou juste écouter le temps passer.

Il y a deux tonneaux autour desquels s'entassent les buveurs de pastis. La table à droite de la porte est réservée aux Vieux. La ronde, aux femmes de 10h, qui viennent prendre leurs grands lattés/croissants. À l'intérieur, un long bar collant en bois patiné par les ans où s'appuient nonchalamment les plus jeunes, la machine à loto, l'écran géant où on passe le foot (et les images de l'explosion du Lac-Mégantic), la petite cuisine, le piano et la pompe à rosé. Ma chambre en haut du bar, au sommet d'un escalier qui tourne, avec un balcon ouvert sur la vallée, les palmiers et le vol fou des martinets. Le balcon est mon refuge quand les heures trop chaudes gardent les gens pour la sieste et que la terrasse ombragée reste muette. Je m'installe sur la chaise longue et je fume une cigarette en regardant le soleil claquer sur les herbes sèches. Parfois je rentre m'allonger, les volets fermés pour garder l'air frais, et tout habillée sur mon lit je somnole en attendant le service de l'apéro. J'entends le chant constant des cigales et la réponse de l'âne aux chèvres, et les tourterelles tristes au réveil.

Mais le plus souvent, je sors me gaver de l'odeur des bougainvilliers et de tous les parfums mélangés de la terre des forêts autour, marcher le long des oliviers du chemin de la Poste, photographier les vignes au milieu du village ou les ruelles bercées par le froissement des draps suspendus dans la brise chaude. Je me cogne le nez dans les culs-de-sac, j'espionne les arrières-cours, j'écoute aux fenêtres et je me fais capturer pour un sirop de framboise ou une menthe-à-l'eau. Ma promenade me mène sur cette route d'où je vois les baous, quatre immenses amas de rocs qui encerclent les villages et qui changent de couleurs selon les heures. Ils disparaissent souvent dans la moiteur de l'air ou dans les orages fugaces des fins d'après-midi trop lourds. Dans le coin, la légende veut que les habitants du village voisin aient le cerveau minéralisé par l'énergie des pierres. Et que ça les rend un peu fous. Je n'ai pas de difficulté à le croire. Il y a aussi la rivière en contrebas, où des bassins naturels servent de piscine, l'eau claire et limpide, les libellules bleues, un peu d'ombre et le rire de Maeva quand on va y passer l'après-midi avec des revues, une bouteille de blanc et toutes les confidences qu'il faut dévoiler avant le départ.

C'est un café où je vais travailler pendant mes vacances pour sortir de ma vie et retrouver le rythme de mon coeur. J'ai besoin de sentir la lenteur des jours dans l'épicentre de ce village dont, semble-t-il, j'ai facilement saisi l'âme. Il est facile de tomber amoureuse de l'accent des heures, d'embrasser tous ces gens qui me donnent la place et l'espace, qui ouvrent les portes de leurs maisons et celles, moins évidentes, de leur coeur. Là-bas, je me transforme en sorcière blanche ou en enfant prodigue, et je reprends mes aises en même temps que mon plateau sur la terrasse où je retrouve ceux qui m'ont tant manqué. Au bout du bar s'entassent les lettres que je leur écris durant l'année, et ce lien me relie à eux comme une corde de funambule qui passerait au-dessus de l'Atlantique et qui serait nouée à leurs poignets. Un chemin invisible, pavé de mots qui prennent leur temps pour arriver, mais qui touchent droit au but et me servent de balancier.

C'est un café sur la place de mon village du Midi. Je leur ai demandé de garder mon reflet dans l'eau de la fontaine et j'ai pris soin de laisser mes empreintes sur le marronnier.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Voyager avec toi, un réel plaisir, merci de m'y traîner.


Do