mardi 10 novembre 2009

La laisser prendre place

Elle arrive chez moi sans s'annoncer à 1h30 le samedi après-midi. J'ai une pince en plastique dans les cheveux, un vieux gilet à capuchon gris qui boulotte, des pantalons trop larges et des bas de laine. Mon appart sent le Lestoil, j'étais en train de faire le plancher de la salle de bain. Je n'attendais personne. Je baisse la musique sur laquelle je me dandinais en balayant. Mon amie a un drôle de regard. Et une face de lune. Je lui demande si elle a fumé un joint parce qu'il y a du liquide en bas de sa pupille et ses yeux ne se posent nulle part. Elle s'effondre sur la chaise, met ses coudes sur la table, cache son visage dans ses mains et elle se tait. Elle soupire. Elle rigole. Puis elle se met à pleurer.

Je ne comprends rien à son état. Elle tend la main vers son sac et sort une bouteille de blanc de sa sacoche. Ah bon? À 1h30? J'en étais encore au café. Je sors pourtant deux coupes et je m'installe face à elle.

Qu'est-ce qui se passe?

Elle ouvre enfin la bouche et les dernières 12 h déboulent. Sa rencontre foudroyante avec un homme de passage, l'attraction totalement irrésistible, le jeu à peine subtil des corps qui se rapprochent, les regards lourds jusqu'au déclic. La synchronicité du moment où ils ont compris qu'il fallait qu'il se passe quelque chose. Les paumes brûlantes qu'elle pose sur mes avant-bras pour me montrer à quel point sa température interne a grimpé depuis la veille à 5h, les joues rouges, la tendresse et l'abandon inscrits dans un sourire coquin que je ne lui connaissais pas me la font regarder comme si elle était nouvelle. L'audace l'a transfigurée. Elle me décrit les gestes, les paroles, la chambre, la musique, son corps, ses yeux, sa façon de bouger, les rideaux, le tapis, les murs, les cadres de porte, la lumière, elle me parle de son odeur, de son torse, de ses cuisses, de sa voix, de ses yeux encore. Il a creusé une digue profonde en elle. Elle se répand partout, elle s'étale, se liquéfie, elle casse sa voix et son souffle en se passant la main dans les cheveux. Elle trépigne du genou sous la table, s'allume une clope en tremblant, me montre son cou. Elle est sortie d'elle. Carrément. Je vois son âme ancienne suspendue par un fil au-dessus de sa tête. Je n'ai aucune envie de la faire redescendre. Je l'écoute en rigolant les sourcils haussés de surprise et d'envie. L'âme nouvelle est terriblement électrique. Elle lui donne une énergie différente. Plus sûre. Plus femme, peut-être. Elle est épanouie et elle a sur les paupières les ombres d'une sauvageonne débridée. Mais elle montre aussi à cet instant une fragilité tellement émouvante que je la serre très fort dans mes bras. Longtemps.

Elle a mal partout, elle est exaltée et mortifiée, elle est hébétée du défoulement de ses sens, meurtrie par une nuit sans sommeil et deux ou trois verres de trop, dérangée par ce qu'elle a montré d'elle à un inconnu de passage. Excessivement troublée par la férocité du déluge qui la prend au ventre. Wow. Elle boit une gorgée puis elle baisse les épaules en soupirant. Elle dit: J'imagine que tout ça fait partie de moi. Mais je ne le savais pas.

Effectivement.

Laisse la prendre place.

Je repense à ce qu'elle m'a dit sur ce qu'on cache de soi aux autres. Par convenance, par soucis d'être aimé, par angoisse ou pudeur, par peur de l'audace. Ou par peur de soi? Cette retenue qu'on garde avec l'impression de se respecter alors qu'à l'intérieur, on sait très bien qu'on se ment. Je sais aussi que la peur nous fait souvent passer à côté de nous. À côté de passions fulgurantes comme celle qu'elle a vécue, qui n'ont rien à voir avec le coeur et tout avec le corps, qui s'inscrivent dans notre histoire comme des moments intimes qu'on aime chérir loin du bruit du monde en se repliant sur soi; des images à rebours qui nous font ployer les genoux, fermer les yeux quand elles reviennent nous prendre par surprise, marcher la tête penchée vers le trottoir, nous réveiller en sursaut la nuit, glisser le long d'un mur et rester assise là vingt minutes juste pour ressasser ce qui nous attaque les fibres. Je repense à l'instant fragile où on accepte de se lâcher sans filet dans les bras d'un autre, où l'instinct nous dicte de sortir à la fois le meilleur et le pire de soi dans un déchaînement libérateur. Ces instants sont tellement rares. Je lui ai demandé la permission de billetter le sien. C'était trop inspirant.

11 commentaires:

McDoodle a dit…

Merci Madame X d'avoir confié ces instants à Miléna.
Je m'empresse de relire.

Gomeux a dit…

Wow.
Je suis plein de frissons.

J'espère quand même qu'il va la rappeler...

Miléna a dit…

Doodle: xxx

Gom: xxx

Je l'ai vue hier. Elle marchait à 15 cm au-dessus du trottoir, encore.

Doparano a dit…

Ah...se découvrir, c'est tellement puissant! T'as de la chance qu'elle ait eu le courage de te raconter malgré la peur et le jugement.

uovo a dit…

C'est bête, je reste là, silencieuse, rien ne vient, enfin presque.
Je voudrais dire sans être vulgaire que "baiser" ça fait du bien et que si l'on aime se faire du bien, c'est que l'on peut aimer tout court.
Le corps voudra toujours sa dose de caresse.

Miléna a dit…

Dopa: Jamais de jugement entre nous. JAMAIS. On peut tout se dire. Le courage serait de ne pas le faire, mais ça serait mortellement ennuyant. On s'alimente mutuellement d'histoires et de trépignements. C'est ça, l'amitié...

Uovo: Moi aussi j'essaie de ne pas être vulgaire, mais on dirait que je suis tannée de me retenir. Y'a un grondement qui ressemble à un geyser. Je pallie par les mots les plus beaux que je connaisse de notre langue. Mais mon propos initial reste pogné. D'où ce billet pour parler de l'audace. Ça s'en vient.

Mek a dit…

Fourrons ! Fourrons tous et toutes !
:0))))

Jane a dit…

Bbrrr... tout pleins de frissons! Moment intense!

Terminé a dit…

C'est si rare une telle intensité... il faut la vivre pleinement!!

Miléna a dit…

Jane: oh! une nouvelle lectrice? Tu es la bienvenue!

Groopie: Oui. Aller au bout. Vous en savez quelque chose...

Unknown a dit…

Madame,
tout d'abord bonjour puisque c'est mon premier passage chez vous. Votre billet est poignant il me rappelle une certaine connaissance qui s'est trop faite souvent "plumée" pour ne pas avoir aussi de telles moments d'abandons. Je sais, les blessures de guerre pourraient pousser à la méfiance mais parfois elles donnent des envies de saut dans le vide .....
Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour ces mots, vos mots.