Ce matin je roulais vers Sherbrooke. Les geysers de brume émergeaient des bosquets, paravents chinois derrière lesquels se déshabillait une bille blanche, lumineuse et nue. L'air était opalescent. Mes yeux aussi. Dans le miroir du pare-soleil j'avais mon visage de douceur, celui qui se compose quand je revois des images qui s'impriment dans mes fossettes, celui des jours où je souris toute seule en avançant à tâtons dans le brouillard mielleux d'un matin de février. Je pensais à lui.
Depuis qu'il est là, je tombe sans parachute d'un avion en vol pendant mon sommeil. Je vois la terre s'approcher, les champs fauves et les rivières lacées, je tombe vers elles, terrifiée. J'ai le souffle coupé par la peur et l'excitation, je suis rattrapée au vol par un avion blanc sans cockpit qui me fait faire des loopings jusqu'au réveil. Hébétée, mes draps en rade, le corps gelé dans ma chambre hivernale, je me recroqueville sur l'instant précis de sa rencontre et je le réchauffe entre mes cuisses.
J'ai l'impression d'être foudroyée et de lutter pour que le monde autour de moi recommence à bouger. Pour l'heure il suffit de profiter de l'univers qui s'élargit à son contact en avalant les bouffées d'air qui arrivent par surprise (en me collant les narines ensemble). Je sens qu'un personnage historique a fait son entrée dans ma vie avec son aura de comte espagnol, le genre d'homme qui peut contrôler une meute de chiens sauvages par la seule force de son regard. J'ai été scotchée par son charisme dès la minute où je l'ai vu, nonchalamment adossé à la clôture, les yeux luisants comme des glaciers sous l'aurore boréale. Les rides de rire qui s'éventaient jusqu'aux tempes, la fossette dans la joue gauche et cette barbe de trois jours aguichante, sa tuque brune de nain de jardin et son attirail décontracté de BCBG en goguette. Le genre d'homme qui, en ouvrant les bras, fait jaillir des personnages saugrenus et rieurs dont le babillage constant est un remède à l'ennui et à la médiocrité. Qui entre dans une pièce en apportant un vent qu'on voudrait mettre en bouteille ou nommer pour le reconnaître, sur lequel on veut s'adosser pour lire à la plage, qu'on veut laisser entrer par une porte double dont on rabat les volets sur le mur de pierre en disant: Entre. Fais comme chez toi. Installe toi là et reste tant que tu voudras. Il a ce je-ne-sais-quoi qui aimante les autres à son aura, une force tangible qui ébranle et attire inexorablement.
Mon E-pote l'a surnommé l'Idalgo (sans H).
Il n'est captif de rien -surtout de personne- il repousse les entraves qu'on veut lui accrocher aux poignets ou aux chevilles. Il préfère éviter la lourdeur, l'angoisse, les jérémiades et les manipulations de midinettes, les éclats inutiles, les questionnements vides, les retours sur images et les fantômes accrochés aux semelles. Il aime le courage des passages révolus autant que la force d'un coeur qui se relève seul de ses combats après les avoir menés de front. Il ouvre pourtant ses bras et sa maison à qui en a besoin, attentif aux bouleversements qui jalonnent la vie de ses amis et aux solitudes à soigner. Il y a toujours une chandelle allumée à sa fenêtre et une place de plus à sa table. Il a un coeur généreux qu'il distille à grande échelle pour être à la fois rassembleur et guérisseur. Son charme est sa bannière et ma croix. Il est désarmant.
Sa maison lui ressemble, évidemment. Un amalgame de tissus et de textures qui ont pris l'odeur de son cou et de ses vêtements. Il est bon de m'y réfugier après la route pour faire fondre le frimas et apaiser mon coeur de moinillonne quand le stress vient me ronger, la tristesse me faire ployer ou quand la colère teinte mes iris de fumée grise. Il aime les matières grèges et les lignes froides, le grain de la brique et celui du bois brut, les couleurs neutres et fauves, la verdure, la chaleur des couvertures douces et les motifs bariolés des paréos, les coussins profonds, les mandalas que forment les tessons de céramiques sur les tables basses, les bahuts qui sentent les années passées aux tiroirs un peu écorchés. Dans sa bibliothèque, des bandes-dessinées d'auteurs, des livres d'art, d'architecture, de design graphique, des classiques de la littérature française. Et toujours dans l'air des musiques inconnues dans lesquelles on s'enroule en buvant un thé blanc dans de délicates tasses japonaises.
Il se change parfois en ressac de plage graveleuse dont les petits cailloux se sauvent sous la plante des pieds en roulant; il revient en déchirant ses brumes se loger quelques heures dans l'aura que je lui réserve, puis il repart faire marcher ses fils en pyjama au plafond en les tenant à bout de bras, leur tête renversée dans des éclats de rire et des cris aigus de fausse peur. Il les berce de sa voix barytonne, leur raconte des histoires en laissant les personnages prendre possession de son corps, chante des berceuses qui traversent les murs en grondant doucement comme une chute à travers le rideau des arbres. Ses mains sont faites pour la taille des blocs de neige dont il tire des éléphants perchés sur des tapis de fakir, des vagues écumantes au mouvement aérien, des vaisseaux luttant contre le naufrage et des lutins nordiques. Il sait faire tant de choses avec elles qu'on dirait qu'il en est à sa douzième vie.
Depuis qu'il est là, j'arpente un nouvel îlot. Un univers que j'ai envie de parcourir en brandissant une machette pour avancer vers l'intérieur, là où les lianes sont emmêlées en fétus touffus. Je vois tant de choses à la mesure de ma personnalité dans les cercles concentriques de sa vie. A son contact je jauge mon courage ma détermination mon imagination mon humour ma tendresse l'ouverture de mon coeur et tout ce qui tourne dans ma tête. Je mesure mon indépendance ma liberté mon espace ma folie mes talents mes envies mes connaissances et ma foi. Je suis animée par la certitude d'avoir enfin rencontré un personnage de roman avec qui il serait bon de construire une histoire.
2 commentaires:
Quel bel hommage!
C'est un honneur d'être de ton monde, j'espère qu'il connait sa chance.
Argh. Le salaud.
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