vendredi 5 février 2010

Une histoire simple

Elle est sur un train. Elle fait la liaison Montréal/Windsor pour la troisième fois ce mois-ci. C'est une soirée plutôt calme; les passagers dispersés ne sont pas exigeants. Sauf peut-être cette vieille Italienne paralysée du bras gauche qui l'appelle de temps à autres en s'excusant à chaque fois d'un étrange sourire. Elle l'a aidée à plusieurs reprises à extirper de son sac ses lunettes à chaîne dorée, son roman (La délicatesse, David Foenkinos, NRF Gallimard), ses mouchoirs, ses revues de mots croisés et son foulard, qu'elle lui a même mis autour du cou avec douceur. C'est une brave fille. Elle distribue les sourires en servant leurs boissons aux hommes d'affaires. Ils ont desserré leur cravate, ouvert leur laptop sur des tableaux compliqués qu'elle ne regarde même pas par-dessus leurs épaules. Elle est un peu distraite ces temps-ci. Un nouvel homme est entré dans sa vie, qui lui écrit des poèmes en cachette pour les dissimuler dans son sac à lunch, entre le sandwiche et les brochettes de fromages en cube qu'il lui confectionne aussi dès son réveil. Elle songe à toute la place qu'il a prise depuis le premier saut au lit. Quand ils ont décidé au même instant de se consacrer l'un à l'autre sans se poser d'autres questions que ces énormes battements qu'ils entendaient entre leurs peaux. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas vécu une histoire simple.

Il fait noir mais elle connaît le paysage par coeur depuis le temps qu'elle trace sa route en ligne droite sur les rails silencieux; elle sait exactement où ils se trouvent et elle appréhende avec un léger pincement l'arrivée dans la chambre d'hôtel confortable mais froide où il ne sera pas. Elle ne sait pas trop ce qu'elle fera de son bras gauche quand elle se couchera, ni comment elle ressentira le vide entre ses cuisses et contre son ventre crampé de désirs. Elle se dit qu'il est sûrement bien de prendre un peu de recul avec les soirées folles où ils éclusent beaucoup trop de bières en chantant et du vin en concoctant des pizzas maison avec les légumes frais du marché Jean-Talon. Qu'ils finissent de toute façon par laisser brûler alors qu'ils sont immobilisés sur le tapis du salon par la sueur qui les collent l'un à l'autre. Elle se dit que son absence sera comme un petit gouffre qui lui donnera envie de la rappeler à lui, de l'attendre avec une patience feinte ou de l'accueillir nu dans un corridor jonché de mots d'amour gribouillés sur des post-it jaunes.

Les fins de semaine où elle ne travaille pas, rien d'autre n'existe qu'eux dans l'appartement de la rue Bélanger. À peine s'ils sortent pour se ravitailler ou chercher des films qu'ils écoutent à moitié en se dévorant le corps. L'écho de leur solitude affective est étouffé, enfin. Les commerçants les reconnaissent déjà ou encore, ravis de voir la lumière sur son visage, enfin. Oh elle a toujours été gaie et pimpante, elle aime bien ses vieux amis du quartier à qui elle raconte des bribes de ses voyages nocturnes quand il y a quelque chose à en dire. Mais depuis un mois, ils voient dans son regard un éclat nouveau, un élan. Une langueur ravissante qui stimule leur imaginaire. Ils sont réellement heureux pour elle, ils en discutent au café en espérant secrètement qu'il ne la remplace pas trop tôt par une autre plus présente. Ils connaissent un peu l'état de son coeur et les ombres qui se logeaient sous ses yeux quand elle perdait ses hommes aux bras de femmes moins jolies mais plus libres. Elle était alors en colère contre son métier qui l'éloignait juste assez pour qu'ils l'oublient le temps d'une soirée qui s'étirait en jours suivants puis en semaines longues des silences qui la poignardaient. Pour la consoler ils lui disaient il ne te méritait pas et elle répondait par un sourire triste où s'allongeaient les mots je ne vous crois pas.

Elle entre en gare de Windsor la chemise entrée proprement sous la ceinture, sa valise à roulettes devant elle, son cellulaire à l'oreille. Il lui murmure une charade inventée pour lui faire deviner qu'en rentrant à l'hôtel, il sera là à l'attendre, nu dans les draps blancs, une bouteille de Bombay et du tonic sur la table de chevet. Il y aura un bain moussant, sa sélection de musique dans le I-Pod, des mets chinois dans de vraies boîtes de carton, des baguettes sans échardes et son parfum préféré sur l'os de sa clavicule et dans le creux des poignets.

Elle dit tu as fait toute cette route pour moi? Tu es fou! Il répond par un sourire silencieux où s'étalent les mot viens vite me rejoindre.

7 commentaires:

Charlie Grogne a dit…

On aimerait, en effet, que les choses soient parfois aussi simples. Et parfois elles le sont...

Miléna a dit…

Oui. Mais c'est quand même chouette d'en relater quelques unes de temps à autre, histoire de s'en rappeler... :0)

Unknown a dit…

Belle inspiration! Il y une belle alchimie entre les faits et ta perception, tes fantasmes et les envolées poétiques de l'écriture et de la vie!

Anonyme a dit…

je te vois bien au fond du bar en train de prendre des notes sur un petit carnet pendant que les autres vivent. impudique voyeuse, seule et un rien crispée. concentrée sur ton rapport.
me rappelle ce bar dans lequel je buvais comme un trou vers 2003, vec le patron raciste et sa femme voluptueuse. bien en chair alors que j'attendais que "m" revienne du boulot.
la vie est triste comme une balle de ping-pong écrabouillée dans une ruelle qui sent la pisse de bière parfois.

bise

Anonyme a dit…

petite chambre
petits murs
alcool

jerry lee lewis
cioran
la tapisserie

gratter les murs comme un cartilage mort

ironie
salut
biquette
la manche

un chèque de l'état

les fous dans les murs
les psychiatres tarés
les cigarettes

"jusqu'ou s'arrêteront-ils ?"

un truc qui me ferait rêver :
tes lèvres pudique
et ce dont sacré
d'amour

la vieille croyance

bise

McDoodle a dit…

Qu'on me devance, qu'on se prépare et qu'on m'attende pour me baiser ? Oui, je rêve à ça parfois.

Mek a dit…

Merde, j'ai raté ce billet, moi… Je travaille trop !
Succulent, Mil. Succulent.