C'était il y a longtemps, quelque part en France, dans un de ces anciens trains qui relient les villages entre eux en faisant des arrêts fréquents dans les gares aux noms improbables. Je devais passer la journée en déplacement après avoir quitté un ami. J'aurais voulu que cet ami me dise de rester. J'avais le coeur gros en prenant place sur la première banquette, près de la vitre, mon sac posé sur le siège à côté de moi. Je n'avais pas envie d'être envahie par un voyageur bavard, ma seule idée étant de laisser la tristesse me quitter en regardant défiler les campagnes, mon walk man sur les oreille, le front collé à la vitre. Le train venait de quitter la gare lorsque j'ai entendu cogner à la porte vitrée qui donne sur le portique séparant les wagons. Je me suis retournée pour voir qui frappait.
C'était un grand énergumène roux qui gesticulait en riant de tous ses chicots noircis. Il portait une barbe pelée, un chapeau de feutre mou orné d'une plume rouge et de dizaines de pins, un imperméable aux épaules tombantes, les coudes rapiécés, un mince foulard noué de travers autour du cou. Il me faisait signe de le rejoindre. Il avait l'air de ne pas avoir toute sa tête, aussi je me suis vite retournée pour replonger dans mes pensées, les genoux appuyés sur dossier du banc devant moi. Il a cogné à nouveau avec insistance. J'ai pivoté vers lui avec mon regard des mauvais jours dans l'intention de lui dire de me laisser tranquille. Il levait vers moi une coupe de vin au pied cassé et tenait dans l'autre main une bouteille de pinard entamée. Il souriait toujours et il me criait de le rejoindre. Son sac était posé à ses pieds et il chancelait d'ivresse autant qu'à la force des oscillations du train qui avait pris son allure. J'ai hésité une seconde. Sa bouille ne me disait rien qui vaille mais comme j'étais jeune et folle, que j'étais triste et que je m'efforçais de ne passer à côté de rien, j'ai pris mon sac et j'ai traversé la porte vitrée.
-Salut la voyageuse, tu veux du pinard?
Et sans attendre ma réponse, il a sorti une autre coupe de sa poche.
- Je sais quand même recevoir les dames! Je ne te donnerai pas la coupe cassée. Allez, bois, ça te fera du bien.
Nous nous sommes assis par terre dans le hall. Les passagers qui voulaient aller aux toilettes devaient contourner ses longues jambes étendues devant lui. Il portait un pantalon brun très élimé et des godasses en cuir aux semelles écorchées. Ses lacets étaient cassés. Il ne cessait d'interpeller tout le monde d'une voix gaie en levant sa main aux doigts jaunis par le tabac à rouler. Il sentait l'humidité et la sueur. Ses cheveux mi-longs s'échappaient de son chapeau en mèches graisseuses. Le vin était bon. Il me resservait dès que ma coupe était à moitié vide, et il ne cessait de parler en me fixant de ses yeux pairs. Ses joues rosissaient et il s'approchait souvent de mon visage en me confiant sa vie d'une voix forte pour couvrir le bruit des rails. Il disait s'appeler Jésus.
Il portait un chapelet autour du cou et ses poches étaient pleines de médailles de la Vierge et des Saints. Il parcourait la France depuis tant d'années qu'il en avait perdu le compte. Il s'affiliait parfois aux groupes de SDF qui dorment entassés sous les ponts ou dans les ruelles. Souvent, il s'abritait dans les granges ou dans les monastères qui voulaient bien l'accueillir. Il ne m'a pas dit de quoi il vivait, il m'a seulement dévoilé que tout ce qu'il possédait était entassé dans son sac marin. Il m'a demandé pourquoi j'étais partie de chez moi. Il disait que même avec mes tresses et mes pantalons kakis, je ressemblais à une gosse de riche. Il ne comprenait pas ce que j'étais venue chercher en voyage, pourquoi j'étais partie toute seule ni ce que je voulais me prouver.
- Tu as l'air triste, mignonne. Et en plus, tu ressembles à une tortue avec ton sac. On dirait que ta carapace est trop grande pour toi.
Il avait bien raison. À ce moment là, ma carapace était trop grande. Et trop lourde. Je cherchais à me sortir de ma vie pour mieux y revenir, débarrassée de ces cailloux que j'avais l'impression d'avoir accumulé sur mon parcours. J'étais partie pour faire le ménage et quitter ma zone de confort. Je cherchais quels étaient mes essentiels et de quoi j'étais faite. Lorsque je lui ai raconté ça, il a rigolé:
- Tu viens de foutre dans la misère par exprès alors que moi, je donnerais tout pour m'en sortir, de cette vie de merde. Faut croire qu'on n'est jamais content!
Regarde toi. Tu es assise là à boire à 10h du mat' dans le hall d'un wagon. Tu vois comment les gens te regardent? Ils te regardent de la même façon que moi; avec un air dégoûté, et même parfois de la peur. Et ça, c'est quand ils ne nous ignorent pas carrément. Tu te sens comment en ce moment? Tu es bien? Tu es heureuse? Tu te sens à ta place?
La vérité, c'est que j'avais remarqué. Les regards dédaigneux, les détours qu'ils prenaient pour ne pas trop s'approcher, l'indifférence, parfois même la colère. Je prenais l'attitude des gens comme une expérience, mais cela m'atteignait quand même. Je me disais que "Jésus" vivait ce rejet tous les jours et que ça me ferait sûrement du bien de le ressentir un peu. Je voulais vivre cette curieuse rencontre jusqu'au bout, alors je suis restée avec lui toute la journée. Nous avons changé de train trois fois. Nous en étions à notre deuxième bouteille à midi, et Jésus chantait à pleine voix dans les gares. Les autres paumés venaient lui quémander des clopes qu'il roulait volontiers en papotant. Son haleine empestait la vinasse mais il riait tellement que je ne pouvais m'empêcher de rigoler de ses bêtises. Les femmes passaient loin de nous et j'ai surpris maintes fois leurs oeillades remplies de pitié. Le chef de gare est même venu nous avertir de nous calmer.
À la fin de l'après-midi, alors que nous approchions de notre destination, je lui ai demandé son vrai prénom. Il m'a demandé le mien. Puis il a ouvert ma paume, a pris deux de ses pins sur son chapeau et une médaille religieuse dans sa poche. Il m'a dit:
- Ça, ma puce, c'est en souvenirs de moi. Je veux que tu te rappelles de Jésus et de la journée qu'on a passé ensemble. La médaille, c'est pour te protéger. Tu as eu du bol de tomber sur moi, mais fais gaffe. Ce n'est pas tout le monde qui te voudra du bien. J'ai eu de la veine moi aussi de te rencontrer. Je ne t'oublierai pas. Mais si tu veux un conseil, allège vite ton sac et rentre chez toi.
J'ai accroché les pins sur mon bonnet et j'ai enfoui la médaille dans ma poche. Il m'a aidé à descendre du train, puis il m'a pris les épaules et a posé deux bises sonores sur mes joues. Sa barbe était mousseuse. Il a serré brièvement mon bras et il est parti en chancelant sur le quai. Je l'ai regardé jusqu'à ce qu'il traverse les portes, puis j'ai soupiré de soulagement. J'avais passé une drôle de journée. Il fallait que je mange et que je prenne une douche. Depuis qu'il était parti, les gens ne me regardaient plus de la même façon. J'étais redevenue moi-même, sans l'aura de misère qui s'évadait de lui pour nous entourer. J'étais triste de le constater. Je ne l'ai jamais oublié. Chaque fois que mon sac est trop lourd, je pense à lui. J'espère qu'il est toujours en vie, et qu'il s'est trouvé un endroit où vivre.
Son vrai nom était Jean-Claude.
3 commentaires:
Jee-Cee. Comme l'autre :-)
On rencontre souvent des gens fantastiques en voyage. Et je ne parle pas des voyages organisés ou faits en touriste.
Le sac trop lourd. Oui, c'est inouï ce qu'on peut retrancher sans être en manque. Quel apprentissage. Parfois j'en ris tout haut, seul dans ma chambre, en pleine nuit.
Et je te souhaite une fantastique, splendide, éblouissante année d'épanouissement !
Enregistrer un commentaire