vendredi 2 janvier 2009

30 décembre 1988 (ou la parole à mon frère)

Je recule quelques jours en arrière, parce que le 30 décembre est une date importante. C'était le 20e anniversaire de la mort de mon père. J'ai pensé à lui toute la journée en parcourant les champs et les bois du Cap en raquettes. Il faisait -3, la neige tombait doucement et la lumière me faisait penser à nos samedis d'enfance, quand on partait à la recherche du Village des Schtroumpfs dans la forêt près du chalet de grand-maman. La mémoire de lui ne faillira jamais. Il y a de ces deuils qu'on porte comme une grande veste confortable dont on ne veut pas vraiment se départir. Des images comme des souches, des gestes comme des racines, et des odeurs qui ressortent du néant pour aspirer nos minutes quelque part dans l'enfance, avant la brisure de terrain qui transforme ce qu'on aurait pu être en ce qu'on est devenu.

Disséminés dans nos campagnes respectives, mes soeurs, mon frère et moi avons quand même fait une chaîne téléphonique pour nous sentir unis devant l'ampleur du souvenir. Quand je leur ai dit que j'avais trouvé un village des Schtroumpfs au Cap, je les ai tous sentis sourire au bout du fil. De son côté, mon frère a écrit un texte, que j'ai reçu par courriel. Je le publie ici, malgré son désir de rester anonyme. Je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement. C'est sa mémoire de notre histoire. Et que toutes les histoires peuvent être racontées, surtout de cette façon là. Parce que c'était exactement ça.

Soleil énorme ce jour-là, dehors les voitures avaient creusé des sillons dans la rue enneigée, des sillons dans lesquels je marchais, dans lesquels je glissais, vraiment, chaussé de patins imaginaires.
7 :00 du matin. Mon père dans un cocon de plastique noir. La veille, mes sœurs et moi avions choisis de dormir tous ensemble, entassés les uns aux autres dans les deux petites chambres situées à l’étage.

Il y avait quelque chose dans l’air cette nuit-là, un goût de métal dans l’eau du robinet, un changement dans le rythme de sa respiration, une odeur d’incendie dissimulée dans le vent.

À tour de rôle nous avions embrassé maman puis nous nous étions couchés, chacun montant la garde à sa façon, espérant en vain que la mort n’oserait frapper avec autant d’enfants à proximité.


7 :00 du matin. Mon père évaporé depuis l’aube.
Je filais dans la rue comme un patineur de vitesse, comme un athlète olympique négociant sa dernière courbe.

Derrière moi, les pleureuses et la confusion. Mon père dormant avec les poissons.
L’éclat sauvage de la neige au soleil, la foule rugissante et ma spectaculaire rapidité. Derrière moi les sanglots, les soupirs, le son du tonnerre. Mon père pétrifié comme une momie.

Je filais vite, je respirais fort, j’avais chaud dans mon habit de neige.
Je remportai la course, record du monde fracassé.
Mon ami m’attendait au fil d’arrivée, m’arrachant aux journalistes et aux supporters scandant mon nom. Il m’invita chez lui pour regarder la télé et boire un chocolat chaud.



Ma mère me téléphona lorsque les types de la morgue furent prêts à emmener le sac de plastique contenant le corps de mon père.
Non je n’y tiens pas. Je suis obligé d’être là?

Non, bien sur que non.

Clac! le combiné, puis quelques secondes plus tard, ma mère se ravisa.

Viens on t’attend.

Je suis retourné à la maison d’un pas délibérément lent, adieu compétition, adieu vitesse.
Déjà, les journalistes s’aggloméraient autour d’un autre vainqueur : mon record du monde relégué aux oubliettes, mes pieds lourds et engourdis.


À la maison m’attendaient les larmes grises et les grincements de dents.
7 :00 du matin : notre petite fin du monde,
Notre propre raz-de-marée, un grand séisme que personne n’entendit à part nous.

Ma mère marcherait désormais avec la colonne rompue, mes sœurs auraient les yeux cernés pendant des siècles, et j’aurais pour toujours une peur terrible de vieillir.

Une civière, un grand sac noir, un craquement dans la croûte terrestre. Mon père dansant sur la lune.

Les couleurs vacillant doucement, perdant peu à peu de leur vigueur, le froid de l’hiver entrant par la porte ouverte, et toujours, toujours ce soleil trompeur, les cris de la foule et les pleurs.

Dans mes pieds, mes vieux patins rouillés, mon corps éreinté, mes cils recouverts de givre.

Le bruit d’une lame de fond, un dernier grondement :puis soudain, le silence.

8 commentaires:

J. a dit…

C'est magnifique, vraiment.

Mek a dit…

C'est malin, l'eau gèle sur mes joues dans la chambre glacée.

McDoodle a dit…

Bonne année Miléna.
Une fameuse en inspiration !

Fefille a dit…

...texte magnifique, émouvant.

Pourquoi faut-il que ce soit dans la douleur que les meilleurs mots sortent et s'enlignent... ?

Un autre grand mystère de la vie...

Anonyme a dit…

Du haut de son étoile (je pense que c'était celle qui scintillait tellement que même les hommes sont sortis sans manteau, la nuit du Nouvel An, pour la voir briller) donc je disais que de là-haut, il doit être bien fier de vous.

Doparano a dit…

Quel beau texte !

Gomeux a dit…

Je l'imagine bien sourire de fierté en vous lisant tout les deux.
Non seulement vous gardez sa mémoire en vie, mais en partageant vos souvenirs de lui et de son départ vous nous invitez à vivre, nous, visiteurs de ce blogue immense.

Merci.

Anonyme a dit…

wow.... j'ai la petite larme à l'oeil... très beau et très touchant xx