samedi 30 mai 2009

Le jour J

Il s'est évanoui d'un coup en se cognant la tête sur la bibliothèque. Il gisait, la peau tirée comme un djembé, pâle sur le tapis bleu roi. Commotion cérébrale et côte fêlée. Sa femme l'a amené à l'hôpital, quand même, pour calmer les pourquoi et les comment. Hier il riait en préparant ses bagages et il embrassait sa fille en ébouriffant sa chevelure lisse de corbeau. Il regardait les reflets qui ondulent jusqu'à la taille de sa grande et il se disait qu'elle lui manquerait lorsqu'il reprendrait la route, encore une fois.

Ils sont sortis de l'hôpital avec un verdict pesant dans les poches. Ils ont marché sur les genoux tous les deux, la tête enfermée dans le silence de la douleur qui veut trouver un endroit où se cacher pour fuir le temps qui passe soudain trop vite. Derrière les paupières, le mot cancer imprimé en italique qui déroule ses pattes de crabe rugueuses en écorchant la chair molle du cerveau qui n'arrive plus à penser.

La nouvelle s'est répandue comme une traînée. Bien sûr. Tous nos clients me parlent de lui avec une tendresse émouvante et une tristesse résignée. Ses collègues sont effondrés, eux qui ont la sale tâche de mettre à jour la rumeur et d'endiguer les racontars. C'est l'apanage du téléphone arabe. De mon côté, je pense à lui plusieurs fois par jour. J'ai beaucoup de peine. Je le connais depuis des années pour avoir travaillé avec lui, et j'ai toujours aimé sa voix grave, son regard franc, cette douceur tranquille qui m'a souvent réconfortée dans les moments difficiles. J'ai toujours aimé son humour, sa gentillesse, sa tranquillité et la façon qu'il a de faire des confidences inattendues, qui m'ont évidemment touchée et que j'ai pris soin de garder secrètes pour les protéger.

En apprenant le verdict, je suis restée coite de longues minutes, attentive à ce qui se passait en moi. J'ai revu son visage, sa stature, sa force immuable, son sourire. Je me suis tout de suite souvenue qu'on avait prévu souper ensemble sur la route à telle date, et que ce souper n'aurait pas lieu. J'ai même eu (à ma grande honte) la pensée fugace que ça n'arriverait peut-être jamais plus, et j'ai manqué de souffle à l'idée qu'il lui arrive quelque chose sans que j'aie eu la chance de le revoir ou de lui parler. Parce que je suis un satellite dans sa vie. Je sais qu'il éprouve beaucoup d'affection pour moi mais je ne peux pas me targuer d'être une amie proche. Alors je n'ose pas l'appeler. Je n'ose pas lui dire que je sais et que j'ai mal. Je n'ose pas lui faire savoir que je l'aime et que ce qu'il traverse me bouleverse.

J'ai toujours visualisé les épreuves comme des disques aux couleurs psychédéliques qui tournent très vite comme les derviches. Dans un courant d'air froid qui mobilise les gens autour des victimes, qui les fait s'agglutiner pour faire front, qui les pousse à réfléchir, penser, aimer. Qui les déstabilise, surtout. Que dit-on à un grand malade. Quels sont les mots justes. Quels gestes peut-on se permettre de poser. Quelles pensées renverseront les choses, quels silences seront pertinents, quelle distance garder, quelle proximité oser. On a d'abord envie de fuir, c'est sûr. Ou au contraire d'être là en permanence avec un livre, une revue, un petit plat cuisiné, une épaule douce, on a envie de tenir le coup, d'être fort pour deux ou trois ou dix en attendant de craquer en cachette, on a envie de débarquer à l'hôpital ou à la maison, on se tient droit, on caresse un bras, on prend une main qu'on serre très fort, on replace une mèche derrière l'oreille de quelqu'un qui pleure devant nous. On apporte du vin, on offre de dormir là, on lâche un coup de fil et personne ne répond au bout. C'est le grand silence de la douleur qui veut s'étaler sur le plancher de la cuisine ou dans le corridor ou sous les draps. Le silence qu'il faut respecter mais qu'on a envie de percer pour s'approcher.

Je me suis finalement mise à table pour lui écrire mais les mots s'enfuient sous la menace du réel. Je suis bâillonnée par ces instants tragiques parce que j'ai l'impression que sa vie a brusquement changé de direction pour aller s'écraser sur le parapet. Je me demande pourquoi lui, pourquoi maintenant, je hoche la tête de découragement. Je prends une gorgée de café froid, mon regard s'attarde sur la ville qui vient de s'éclairer entre deux ondées.

Je cherche la manière d'être là pour lui et je ne la trouve pas.

5 commentaires:

Perséphone a dit…

Pas évident, en effet. Il pourrait lire ce billet, éventuellement? Bon courage....

Miléna a dit…

Non, Perseffe, il pourrait pas lire ce billet. Tu crois qu'il serait triste, ou qu'il serait fâché?

Merci pour le courage...

Perséphone a dit…

On a besoin de toutes les marques d'affections dans les temps difficiles....alors je crois, ni triste, ni fâché.

Blue a dit…

Milena,

je suis arrivée chez vous, via le blog de Gaétan, celui qui revient de ses 35 jours de voyage à vélo, et suis tombé sur votre note qui m'émeut beaucoup. Voilà, je voulais vous le dire, ce n'est pas un sujet facile, mais votre texte est vraiment dense, mesuré et humain. Hier une amie proche est venue me confier entre deux pleurs qu'elle venait d'apprendre elle aussi qu'elle avait un cancer, c'est une femme qui venait de prendre sa retraite après s'être occupée pendant toute sa vie professionnelle de la souffrance des autres, elle est infirmière. j'avais du mal à trouver les mots, ce n'est pas facile, je l'ai juste prise dans mes bras et lui ai dit que je l'aimais et que j'étais là.
Pour votre ami, même si cela parait déplacé parce qu'inhabituel sans doute, mais les circonstances le sont elles aussi, je crois qu'il faut se permettre d'ouvrir son coeur. je l'ai remarqué hier, l'être humain se sent d'un coup si vulnérable et seul, que l'affection qu'on lui témoigne le touche et l'encourage à croire en la vie, je crois.
Perséphone a raison en ce sens , oui.

Avec toute mon amitié.
Je reviendrais vous lire.
Hélèna

Miléna a dit…

Merci, Hélèna, pour ces mots. Désolée pour votre amie. Il y a des périodes où les mauvaises nouvelles se succèdent, comme un rappel de quelque chose qu'il ne faut pas oublier. J'ai négligé ce blog depuis quelques temps, mais je tâcherai de revenir l'alimenter si des gens continuent à y atterrir par hasard. Bienvenue chez moi. Je vais souvent chez vous discrètement...