Quand je l'ai connue, Mamie Aupert avait plus de 80 ans. Elle habitait un petit village de la Creuse, une région dépeuplée du centre-nord de la France. Elle était minuscule, frippée, voûtée et sèche comme une vieille branche d'arbre, mais elle avait un regard clair de glacier. Des pupilles encore vives, un iris pâle, une voix grésillante qui parlait un patois parfois incompréhensible. Elle était vêtue tous les jours d'une robe ancienne aux couleurs fanées par-dessus laquelle elle enfilait un tablier comme en portaient toutes les fermières du patelin. Un tablier grège avec une grande poche centrale dans laquelle elle gardait un opinel et un grand mouchoir en tissu maculé. Je n'ai jamais vu sa chevelure qu'elle emprisonnait sous un foulard pointu qui rappelait celui de la sorcière dans Blanche-Neige.
Elle faisait toutes ses tâches elle-même. Je la voyais par la fenêtre de la maison voisine entrer ses petites bûches rondes par paire, ou arracher les carottes, pliée en deux au-dessus de l'immense potager. Je craignais toujours qu'elle casse ou qu'elle s'éffrite, mais elle était d'acier trempé, elle se relevait en tenant son dos à deux mains et elle transportait ses fagots ou ses paniers en glissant les talons sur le sol pierreux.
Dans ce village où je suis restée un mois, il était impensable que les femmes vaquent aux tâches ardues réservées aux hommes. Notre rôle consistait à préparer les repas, traire la vache Marguerite, nourrir les deux cochons que j'abhorrais, barrater le beurre et cueillir les légumes. Il fallait aussi s'occuper des poules et servir les hommes quand ils revenaient de la scierie. Hommes qui étaient à moitié sourds à cause du hurlement des scies, et plusieurs avaient un ou plusieurs moignons en guise de doigts. Ils parlaient fort en buvant leur coup de rouge qu'ils diluaient dans l'eau (!!!) et ils me faisaient raconter des histoires pour se moquer de mon accent; je rigolais en silence de ne rien comprendre -ou presque!- de leur argot de cinéma. Ils portaient tous des bleus de travail (cette sorte de one-piece anti-sexyness) et des casquettes aplaties et maculées de traces noires. À l'apéro, ils étaient parfois une douzaine à envahir la cuisine. C'est qu'on habitait sur la rue principale. La maison était constamment prise d'assaut par des villageois en manque de potinage rural ou tout simplement curieux de voir de quoi avait l'air "la Canadienne en visite chez les M*".
Un jour de pluie, alors que ces messieurs avaient refusé que je les accompagne au bois, j'ai passé un moment seule avec Mamie Aupert. Elle m'avait fait venir pour le café de 4h, et je me souviens que sa cuisine sentait le fromage coulant et le feu qui crépitait dans le poêle. Elle avait mis ses linges à vaisselle à sécher au-dessus du four et à mon arrivée, il y avait un vieil album sur la table. Ravie, j'ai tout de suite demandé à l'aieule la permission de le feuilleter. Elle m'a servi un café noir très serré et a posé un pot rempli de carrés de sucre à côté de moi. J'adorais les tremper à moitié dans le breuvage amer; aussi j'ai commencé à tourner les pages en faisant fondre les granules sur ma langue. Je posais beaucoup de questions; Mamie répondait parfois si bas que je devais tendre l'oreille ou la faire répéter. Puis, sur une page, la photo d'un homme. Une photo en noir et blanc où on le voyait debout dans une pose convenue, le dos droit, l'allure fière, le visage stoïque. Il était très beau. Ce cliché avait été pris à une fête du village, où on faisait tirer des gigots d'agneau et des jambons gras. Tout de suite, Mamie Aupert a mis son doigt sur son visage en me disant:
- François! Lui, c'est François ma petite! Mon fiancé...
- Ah? Je ne savais pas que vous aviez un mari... Il est mort?
Elle a soupiré en gardant sa main près de la mienne, sur la page jaunie.
- Non. Non. Je n'ai pas pu me marier avec lui.
- Mais pourquoi?
- Tu sais, je n'ai pas toujours été aussi vieille. Dans mon bel âge, j'étais même plutôt jolie. Alors les hommes du village me courtisaient. Moi, depuis que j'étais fille, je le regardais. François. Un si bel homme. Si réservé! Et timide! Il vivait avec son père au bout du village. Tu vois, la maison près du cimetière?
- Oui, je vois laquelle... Et lui, il vous courtisait?
- Oh! J'ai dû être patiente, ma fille, et lui tourner autour avant qu'il daigne m'inviter à sortir. On a commencé à se fréquenter; on allait au bal ensemble, et marcher autour du lac, tu sais, le petit étang derrière la grande maison?
- Celui où les canards nous attaquent? Je suis allée avec Denis et on a dû se sauver!
Elle a rit.
- Oui. Le même. On allait se promener là tous les deux. Puis un jour, il m'a demandé ma main. C'était le plus beau jour de ma vie. Je le connaissais depuis qu'on était p'tiots! Dans l'année qui a suivi nos fiançailles, il est tombé gravement malade. La tuberculose. Son père est venu me voir un soir à la maison de mes parents. Il m'a fait sortir dehors et il m'a demandé de ne pas me marier avec François. Il m'a dit: " Si vous l'aimez, vous ne l'épouserez pas."
- Mais pourquoi? C'est insensé!
- Je sais. Maintenant je le sais... Mais à l'époque, les médecins disaient qu'il devait éviter les émotions fortes. Qu'il n'était pas assez fort pour prendre une épouse et faire vivre une famille, qu'il ne pourrait pas avoir d'enfants. Alors j'ai rompu avec lui. Parce que je l'aimais tant! Tu comprends? Je ne lui ai jamais expliqué pourquoi. Son père m'avait fait promettre de ne pas lui parler de notre rencontre. Ah! Ma p'tiote! Une terrible soirée! Terrible, oui... J'ai pleuré pendant des mois. Toutes les larmes de mon corps.
J'étais suspendue à ses lèvres.
- Et après?
- Après? On ne s'est plus jamais parlé. Il me saluait poliment à l'église ou sur la place, mais on n'a plus tenu de conversation, lui et moi.
- Mais c'est effrayant! Et qu'est-ce que vous avez fait?
- J'étais belle, à l'époque. J'avais d'autres soupirants. On est dans la France profonde, ici, mais on est des humains.
Elle riait en se servant un autre café. Ses patins glissaient sur le linoléum usé. Elle est revenue s'asseoir près de moi, et elle m'a regardé avec un sourire triste.
- Je me suis mariée obligée. J'avais la cuisse légère, je couchais avec les hommes par dépit. Les bals... ils me faisaient tourner et la tête me tournait aussi. Je suis tombée enceinte par accident et il était impensable que je reste fille.
- Je comprends!
- Je me suis mariée avec un homme que je n'aimais pas. Et il ne m'aimait pas non plus, le saligaud! Il passait toutes ses soirées au village à se bourrer la gueule comme un putois. Il rentrait enragé, il me criait dessus! Il me poussait en bas du lit! Il fallait toujours que je fasse ses quatre volontés. Je ne disais rien, à cause des mômes. On a eu des enfants. Trois fils. L'aîné et le benjamin sont à la ville. Ils sont mariés et ils ne viennent plus souvent voir leur vieille mère. Le second est mort, fauché par un voyou en bagnole, devant la maison! Il n'avait pas 20 ans. Saleté de machines!
- Oh! Je suis vraiment désolée, Mamie, je ne savais pas... personne m'avait dit que...
- Il est ici!
Et elle frappait sa poitrine de son poing frêle. J'avais le coeur dans la flotte, déjà, mais ça, c'était comme un coup de grâce. La pluie tombait drue. Elle crépitait sur le toît et il faisait très sombre. Je me suis levée pour ouvrir la lumière. Sur le terrain devant, il y avait deux énormes flaques. L'heure tournait. J'allais être en retard pour aider au souper. Mais ça n'avait pas trop d'importance. Je me suis mentalement donné congé de corvée, et j'ai fermé les rideaux.
- Et votre mari, il est où?
- En enfer, pardi! Mort d'une attaque, le diable l'a emporté avec lui! Il y a deux ans. Toute une vie de purgatoire avec lui!
- Et François?
- François ne s'est jamais marié. Il vit au bout du village, dans la maison près du cimetière.
- Mais... mais... il vit encore? Il n'est pas mort?
- Non. Il n'est pas mort. Il est même en bonne santé, pour son âge.
- Mais pourquoi vous n'allez pas vivre avec lui, Mamie?
- Ah ça, ma p'tiote... Il est trop tard... On se regarde de loin, lui et moi. On s'est toujours regardé de loin. C'est notre vie...
Et elle a tourné la page de l'album.
Cet après-midi là, elle m'a raconté d'autres histoires, mais c'est celle de François que j'ai retenue. Je suis rentrée dans la maison voisine, juste à temps pour le souper, et j'ai demandé à mon ami Denis s'il connaissait l'histoire de Mamie Aupert. Il ne savait pas. Elle m'avait confié un secret.
Le lendemain, je suis allée me balader en vélo du côté de la maison près du cimetière. J'y ai vu François marcher à petits pas dans l'entrée de terre battue. J'ai ralenti, mais il ne m'a pas vue.
4 commentaires:
C'est une histoire triste que tu nous raconte de façon magistrale. J'aime comment tu les raconte les histoires!
Glp.
... on a toutes un François dans nos vies. LE mien est loin maintenant et c'est mieux ainsi.
Do: Merci!:0)
&: C'est toi qui parle, là, ou c'est Ambroise?
Black: Ouais. Je crois qu'on appelle ça des rendez-vous manqués.
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