jeudi 26 novembre 2009

Mon mentor

Je nous revois dans son pigeonnier. Une pièce minuscule tapissée de livres du plancher au plafond dans laquelle je suis entrée en ayant étrangement conscience de traverser le seuil. Comme quand je suis entrée dans le Palais de la Reine à Cnossos, disons. Il est exactement tel que je me l'imaginais quand il me le décrivait devant un plat de pâtes, le midi, dans un de nos restos préférés.

Je colle le nez à l'unique fenêtre. Je regarde où il se perche, ce qu'il voit quand il m'écrit de son bureau massif. Il y a un arbre devant son balcon, un peu comme celui qui étale ses ramages devant mon nid de coucou. Les romans de son enfance sont juchés hors de portée, sur la dernière tablette. Les collections dont étaient friands les adolescents de son époque alignées juste en dessous, les lourds ouvrages reliés en cuir d'auteurs que je trouve indigestes comme un plat de lentilles (il sourit toujours quand je lui commente un livre de la sorte) à la hauteur de mes yeux, les guides de voyage traçant un peu l'itinéraire de sa vie et les enluminures complexes de ses exils. Les documentaires de Cousteau. Les romans que je reconnais pour les avoir dévorés au temps de notre rencontre, quand je l'appelais encore Monsieur et que je le vouvoyais. Quand il me commandait des livres obscurs, quand son accent m'amenait les chaleurs du Midi en plein hiver et que la neige tombait devant les vitrines de la librairie. Il entrait en se secouant les pieds. J'avais envie de lui dire de mettre une tuque. Sa prestance m'impressionnait. J'avais décidé que je serais SA libraire.

Je plaque mon corps contre la bibliothèque, les bras tendus en croix pour essayer de l'enserrer; le bois est acajou comme la couleur que j'aimerais donner à mes cheveux si l'odeur pouvait y rester emprisonnée dans mes boucles. Des photos de famille sont disséminées sur le bord des tablettes comme un rappel au présent, alors qu'il aime parfois tant le voir s'effacer dans les circonvolutions de ses pensées profondes. C'est un homme de réflexion et de silence. Entrer dans son univers est comme faire un pas de plus dans notre espace commun. Qu'il me permette l'accès à son antre après 8 ans de relation me donne ce léger vertige d'une porte ouverte sur autre chose, que je n'avais qu'effleuré. J'ai l'impression qu'il me parle à l'oreille et que je peux voir le décor, là derrière. Schubert dans l'ordinateur ronronnant, un vin néo-zélandais en coupe, des muffins aux lardons à l'apéro et un feu de bois, contre lequel je vais parfois m'adosser. Pendant qu'il desserre sa cravate. Nos conversations sont une richesse dont je ne me passerais plus. Ce soir dans son pigeonnier, la discussion prend encore une tournure nouvelle. Peut-être à cause du rhum pur des Îles au digestif. Ou parce que nous avons le temps...

Notre histoire est née de notre amour commun des livres. Mais elle est surtout issue d'une collision improbable entre nos origines et notre âge, entre mon coeur écervelé et sa tête en fer forgé. Une petite vingtaine d'années nous séparent. Autant dire un monde. Nos distances disparaissent pourtant sous les plis d'une tendresse que nous trouvons romanesque. Il s'agit simplement d'une envie commune de trouver refuge hors de nos vies et de mettre au défi nos existences de découvrir un sens qui nous échapperait peut-être si nous n'étions pas là l'un pour l'autre. Nos distances n'existent que dans le regard des autres.

Je bute parfois sur ses manières secrètes et sa franchise désarmante. Il est parfois secoué par mon absence de retenue. Par ces envolées que j'accroche à ses oreilles comme des mèches qui lui piquent le cou. Il ne les repousse pourtant jamais. Jamais. J'ai l'impression qu'il les enroule plutôt autour de son doigt. Il me donne l'entière liberté d'être moi. Et mieux encore, il prend mes ailes comme des objets fragiles qu'il protège dans des vitrines illuminées. De mon côté, je laisse sa voix prendre des textures d'écorces, la couleur d'un phare et le grain du papier. Je laisse sa voix me bercer, me fouetter et me ramener à l'ordre. Ou me garder dans le désordre. Je le laisse être un membre de ma famille. Je ne le prends pas pour mon père, un oncle, un cousin ou un frère, bien sûr que non. Mais il est un homme en qui j'ai une confiance absolue. Il est celui qui questionne, qui écoute, qui scrute, il est celui qui doute, qui me pousse à soulever des pans entiers de réflexions, qui me force à plonger plus loin, à changer de voie, à discuter mes choix ou à les justifier. Il est celui qui me sort parfois de l'émotif pour trouver une manière moins douloureuse de réfléchir. Il m'apporte toujours un point de vue différent de celui des autres. Il m'aide à grandir en me confrontant à mon inverse. Il possède une très grande intelligence sensible. J'aime penser qu'il est mon mentor.

J'ai classé notre histoire dans un tiroir à part puisqu'elle ne ressemble à rien de ce que j'avais connu. Je sais qu'il y a, quelque part dans son pigeonnier, une filière pleine de nos correspondances. J'ai moi aussi conservé tous nos échanges. Nous nous sommes toujours écrit, parfois des notes brèves pour fixer un rendez-vous, parfois de longs courriels qui méritaient trente lectures pour en saisir les sens. Je me suis maintes fois délectée de la complexité de son style, de ses mots scrupuleusement choisis et passés au tamis, de son érudition, de la richesse d'un langage que je serais incapable d'inventer. De son côté, il se dit incapable d'inventer le langage que j'utilise pour parler des émotions. Il aime mon coeur. Et j'aime aussi le sien.

Au-delà de nos mots, les moments où on se voit sont des phylactères, des bulles, oui, des bulles que je laisse flotter au-dessus de ma tête des jours durant. Je n'aurais pas eu envie de les faire éclater en parlant de lui ici si je n'avais pas ressenti l'impulsion de le décrire comme un pilier de mon univers. Beaucoup de ce que je suis devenue ces dernières années est dû à la manière dont il en a pris soin. De loin, certes, mais bien. Son regard est devenu un refuge et une raison. J'espère le garder dans ma vie malgré le temps, malgré la distance, malgré les âges. Malgré tout. Et à cause de tout.

8 commentaires:

Gomeux a dit…

C'est un beau pilier que t'as là.
J'en suis sans voix.

Une a dit…

magnifique texte qui me tire une tonnes de souvenirs et de reflexions au café... Très bel "hommage"plein de tendresse, de flammes et d'admiration... émue je suis. bises. :-)

uovo a dit…

J'ai lu en diagonal (je suis au travail, sous étroite surveillance ;-))), puis je me suis dit, non, c'est nul, peu importe qui me flique, je veux lire ce texte, les premières lignes m'ont happée parce que ton histoire me raconte une histoire que j'ai de le coeur et dans ma mémoire.
Magnifiques mots Miléna...

McDoodle a dit…

Quelle symbiose.
Superbe rencontre et bel hommage à vous deux, effec.

Doparano a dit…

T'as toujours les mots pour le dire et on te crois, tellement qu'on l'envie.

Miléna a dit…

Gom: oui hein? :0) xxx

Lalou: si t'es émue, on est égales alors. Tes billets me font le même effet. Bises

Uovo: NE TE FAIS PAS PIQUER AU TRAVAIL! C'est mal. J'aimerais bien savoir ce que tu fais dans la vie, ceci-dit. Même si j'aime aussi ne pas le savoir...

Doodle: Salut Rouquine d'enfer! Tu me raconterais pas une histoire pour mon samedi de doudou?

Dopa: Si je parlais de nous, on le croirait et on l'envierait itou...

Merci de me rendre visite, tous. C'est dingue comme je vous sens proches.

McDoodle a dit…

Oui... J'en ai commencé une mais je me suis arrêtée en pensant à celle qui est en chantier, à peine commencée, et que je dois soumettre tantôt. Deadline Serré est mon deuxième nom. J'aimerais bien te faire une histoire du genre "Le bizarre incident du chien pendant la nuit".

Repose-toi bien.
Smack.

Jane a dit…

Vraiment magnifique. Une belle et précieuse bulle!
Je t'envie.