mardi 26 avril 2011

Madame C.

Elle avait taillé un passage dans la haie qui menait à notre maison. Je détestais la traverser quand il pleuvait en novembre, mais j’aimais bien la rosée du matin qui se déposait sur mes bras quand j’allais chez elle au petit matin. Je devais ensuite traverser le potager double tout en résistant pour ne pas piger sur les grappes de tomates cerises et les pois sucrés, puis je passais dans l'odeur d'essence du garage et j’entrais par la petite porte de la cuisine. J’étais sûre de la trouver là. Elle passait son temps à embaumer l’air de biscuits aux brisures de chocolat, de pains aux bananes, de pudding chômeur, de grands-pères au sirop d’érable, de pâte à crêpes, de carrés au Rice Crispies ou de sucre à la crème. Elle faisait des confitures de petites fraises sauvages, des compotes de pommes, du ketchup aux fruits maison -dont je détestais l’odeur - des betteraves ou de la soupe. Toutes sortes de soupes aux étoiles ou à l’alphabet. Elle coupait les légumes pour un bouilli, roulait des fonds de tartes sur sa table enfarinée, désossait un poulet, épluchait des radis qu’elle mangeait avec une grosse tranche de beurre frais. Quand je lui demandais de m’enseigner ses recettes, elle riait en disant qu’elle faisait tout à l’œil.

Parfois, une montagne de chaussettes à repriser attendait dans son vieux panier en osier. Elle réparait les trous avec du fil épais, ça faisait des talons rêches et inconfortables mais elle ne voulait pas qu’on s’en plaigne. Quand elle voulait tricoter, elle sortait des sacs de laine que nous roulions en pelotes serrées tout en bavardant devant un verre de limonade fraîche ou un chocolat chaud à la guimauve. L’horloge égrenait les minutes par-dessus le cliquetis de ses aiguilles. Sur le bahut, il y avait des bocaux de glosettes aux raisins, de smarties, de biscuits, de caramels au beurre et un vieux cendrier soufflé rempli de bonbons dont le cœur mou fondait sur la langue. Près de l’entrée, un petit bol ciselé rempli d'inépuisables cœurs à la cannelle.

Le boudoir attenant à la cuisine était tapissé de livres du plancher au plafond dans des cases de bois peinturées en blancs. Cette petite pièce sentait le steak haché et le vieux tissu des chaises berçantes ancestrales. Je jouait à l'araignée dans les couvertures crochetées empilées sur le sofa. C’était ma bibliothèque municipale privée. Quand je venais me ravitailler, elle prenait les lorgnons qui pendaient au bout d’une chaîne en argent contre sa poitrine plantureuse, elle les fichait au bout de son nez et sortait son air de maîtresse d’école tout en vérifiant mes choix. J’étais encore trop jeune pour avoir droit de tous lire; elle gardait la liberté de me dire non. Je repartais en tenant une pile serrée contre mon ventre, je traversais la haie en sens contraire en repoussant les branches d’une main, puis je courais m’enfermer pendant des heures. Parfois, le dimanche, elle venait déposer une boîte en carton devant ma porte. Je savais qu’elle revenait du marché aux puces alors je me précipitais pour voir les trésors qu’elle m’avait dénichés. Presque toutes les lectures de mon enfance viennent d’elle. Elle m’amenait aussi des blocs de jeux, des mots croisés, des mots cachés, des livres à colorier, du papier calque et des crayons. J’imagine qu’elle m’a forgé autant que mes parents. Sans elle, je serais résolument différente. Elle a semé tant de choses qui sont comme des racines profondes. Parfois, il me prend l’envie de couper quelques tiges de ce qui en est ressorti de bon et d’aller les lui offrir en cadeau.


Nous l’avons toujours connue. Elle s’occupait de nous comme si nous étions ses enfants, jetant constamment un œil sur le jardin où nous jouions. Dans la cave fraîche de sa maison, à côté de la salle de lavage, elle gardait aussi toute une réserve pour ma mère. C'était notre dépanneur. Il y avait des crèmes de tomate et de champignons, du sucre, de la farine, du sirop d’érable, des pâtes, du bouillon de poulet, du gruau, des céréales. On pouvait aussi repartir avec seulement une tasse de crème, une demie livre de beurre ou un fond de mélasse. Elle notait nos « emplettes » dans un carnet boudiné et elle réglait ses comptes avec mes parents le vendredi. Elle venait à la maison pour nous faire à manger les midis d’école et elle revenait à 3h nous accueillir pour les devoirs qu’on faisait en mangeant une collation dès notre arrivée à la maison. Plus vite c’était commencé, plus vite c’était fini. Il était inutile de vouloir changer la routine. Il ne nous serait même pas venu à l'idée de la contredire ou de tergiverser.

Elle insistait pour que nous fassions nos lits tous les matins, elle nous forçait à manger nos croûtes (qu’elle découpait en petits morceaux et qu’elle beurrait individuellement), à plier nos vêtements convenablement et à fermer les lumières dans chaque pièce lorsque nous n’y étions pas. Quand mes parents partaient en voyage, elle nous aidait à suivre leur itinéraire en mettant des punaises sur la carte de leur trajet. Nous dessinions des croix sur le nombre de dodos qui restait avant qu'ils reviennent. D'une poigne de fer elle nous a appris l’obéissance et la discipline, mais aussi la générosité et le don de soi. Je ne me souviens pas qu’elle m’ait serrée dans ses bras ni bercée. Pourtant, chacun de ses gestes était une irrémédiable preuve d’amour. Elle était à la fois rassurante et sévère, douce et intraitable. Il était impossible de marchander ou de remettre à plus tard ce qu’elle nous demandait de faire. Nous l’aimions et la craignions un peu. Notre réserve était sûrement due à la peur de la décevoir.

Des années me séparent de la dernière fois où je l’ai vue. Je me dis souvent que je devrais m’arrêter devant sa maison, entrer par la petite porte de la cuisine et m’asseoir devant elle pour rouler ses balles de laine ou lui faire la lecture, peut-être, si elle est trop vieille. Je pourrais lui faire ma crème de carottes au curry et poires, mon gratin de coquillettes et mon gâteau aux pommes sauce au rhum. Je lui parlerais des livres que je vends et de ceux que je lis. Je pourrais lui en prêter quelques uns.

2 commentaires:

Doparano a dit…

Maudit que c'est bon de te relire.

Dulcinée a dit…

Miléna! Tu es de retour! YÉÉÉÉ!!!