Tous les samedis après-midi, je descends travailler ma rivière. J'enfile mes bottes de caoutchouc, mes capris kakis, un vieux tee-shirt noir et mes gants raides de terre séchée. Je me fais des lulus pour le plaisir de La Pomponne parce qu'elle me trouve "vraiment beeeeeeeeeeelle!" avec des couettes. Je mets quelques bières dans mon sac, j'accroche les grandes cisailles à mon épaule et, telle le "gars de bois", je descends la grande échelle jusqu'à mon repère. Je devrais dire "notre repère", mais au Cap, on a le droit de s'approprier ce qu'on veut.
En deux sauts, je suis sur l'Île-à-Feux. Un îlot de cailloux qui sépare les cascades en deux et sur lequel on s'est fait un grand rond de Saint-Jean-Baptiste. Il y a une roche plate pour se reposer, un bassin pour laisser traîner les bières au frais et un gourdin échevelé poli par les années, pour faire beau. Je m'arrête toujours un moment pour scruter la Forêt-des-Coyotes, sur l'autre rive. Je ne l'ai pas encore apprivoisée. Les arbres sont alignés dans la terre moisie, la pente est abrupte, jonchée de racines sombres qui sortent de la terre comme des ossements. Des troncs de bouleaux et de frênes sont couchés, mortellement touchés par la foudre ou la vieillesse. Leur peau s'effrite et les billots s'écrasent lorsqu'on marche dessus, comme des rouleaux de carton vide. L'air est dense, chargé de ces parcelles indescriptibles d'âme, ces vies cachées qui se trahissent parfois par les voix qu'on entend lorsqu'on s'y rend seul. Le nez au sol, on peut suivre les pistes de la meute qui se rassemble sur le piton à l'heure de l'apéro. De la clairière, on les entend japper, ricaner ou hurler des messages cryptés à la meute du bas, celle qui sévit de l'autre côté de la route, en bas du Cap. Je sais bien que les coyotes n'attaquent pas les femmes de bois à lulus quand elles descendent travailler la rivière. Mais j'ai toujours quelques minutes craintives, avant que les flots me rattrapent pour me vider la tête.
Travailler la rivière, c'est l'aider à respirer. Nettoyer ses rives, consolider les falaises pour éviter les éboulements qui tuent les arbres, défaire les embâcles. Tailler les cèdres et les branches mortes des sapins, ébrancher les troncs, alléger la forêt pour qu'elle s'étire mieux. Semer un tapis de trèfle, enlever les corps morts pour nourrir la truie les soirs glacés d'hiver, quand le vent glissera du haut de la montagne pour venir frapper la maison de plein fouet.
Travailler la rivière, c'est se nettoyer la tête. J'ai remarqué des changements depuis que je passe mes samedis avec elle. C'est étrange, on dirait qu'elle charrie des réponses sans que j'aie l'impression de réfléchir. Quand je déplace des roches pour l'aider à mieux bondir, je déplace aussi les poids lourds qui me ralentissent. Je la traite avec une tendresse que je ne me connaissais pas (pour une rivière, je veux dire). Je pense à elle tous les jours. Je commence à connaître ses moindres dérobades et toutes ses gambades. Ses profondeurs, ses surfaces, les ralentissements de son courant, ses pierres vicieuses, poudrées de mousse glissante et celles qui nous aident à garder pieds. Je connais les effondrements de ses berges, les mares latentes cachées sous les buissons, les détours qu'elle prend en cachette en s'infiltrant sous les cailloux pour ressortir plus loin comme un filet limpide. Émouvant.
4 commentaires:
Ça me donne presque le goût d'aller travailler la rivière moi aussi.
Que j'aime ta poésie naturelle ma jolie!
C'est splendide.
Stie.
Tu veux bien nous emmener au Cap, tout les quatre?
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