Ça fait des mois que je ne l'ai pas vu. Peut-être même plus, je ne sais pas. Son cellulaire reste fermé et je me bute sur une boîte vocale pleine; je referme à tout coup le mien d'un geste sec, exaspérée par un silence que je ne comprends pas. Je le connais depuis toujours. Il est à ma droite sur la photo de classe prise en maternelle (celle où j'ai une couronne argentée sur mes tresses parce que j'avais été nommée reine de la journée) par un matin ensoleillé d'automne. Dès le premier jour, il a pris ma main pour me conduire vers le coin coussins où il s'est mis à inventer un univers que nous avons étoffé pendant des années. Par des conciliabules secrets dans le tuyau rouge de l'aire de jeux au parc, des aventures inventées dans nos abris de couvertures bleues, par des mots passés en classe, des lettres glissées dans l'interstice de nos fenêtres de chambres qui donnaient toutes deux sur le sous-sol. Pour accéder à la sienne, je devais passer à travers une haie grugée par les bestioles et suivre la piscine. Je laissais mon doigt courir sur la surface lisse et je me hissais souvent sur la pointe des pieds pour cueillir un peu d'eau dans ma menotte en coupe, que je laissais goutter sur mes bras ou mes joues. Pour venir jusqu'à la mienne, il marchait comme sur un fil entre les allées du potager de ma mère et il écartait les framboisiers piquants qui poussaient devant ma minuscule fenêtre pleine de perce-oreilles.
Adolescents, nous étions pendus au téléphone des heures durant. Puis vint le temps des messages laissés sur le pare-brise de sa voiture, les courriels, les textos, et encore des lettres qui arrivaient de loin en loin, et que je lisais les orteils coincées sous mes coussins, un sourire ravi dans les yeux.
Il a voyagé souvent, de l'Europe de l'Est à la Havane, de Vancouver à Pékin, de l'Angleterre au Maroc. J'ai trouvé ses lettres dans une boîte dissimulée dans le cagibi, qui sentaient la poussière, les champignons pourris et cet "amour" fou qui nous a lié pendant 30 ans. Pendant ses escales, nous nous retrouvions toujours pour un souper luxueux arrosé de vins chers et de cocktails qu'il me servait presque cérémonieusement avant de s'effondrer sur une chaise avec une attitude de voyou. Il était de loin mon meilleur ami et il connaissait tout ce que les autres ignorent de mes faiblesses et de mes folies. Nous nous donnions des surnoms de soaps américains, chantions sous les portes de la ville en jouissant de l'écho de nos voix, partions déjeuner aux États-Unis, escalader les montagnes et les fjords, nous allions nous enfermer dans l'église du quartier après minuit, juste parce que c'était un lieu qui nous permettait à la fois le silence et les larmes, et parce qu'il y avait un costumier extra. Nous nous déguisions en bergers et en pauvres femmes et nous glissions dans les travées sur des planches à roulettes destinées au baptistaire et aux lourds lutrins en chêne ou en érable.
Il était là à la mort de mon père, les épaules droites, debout et silencieux au bout de la file, le regard vrillé sur moi qui transpirait de courage et d'ardeur et d'amour, et ce sont ses bras qui ont sauvé ce jour-là. J'étais là lors du décès de son amant (et mon ami), nos corps scindés sans fausse pudeur et les nuits d'après blottis dans les effluves de vin blanc, dans la peine et les fantômes, dans la colère muette et les rêves brutaux. Quand il travaillait la nuit, j'allais lui porter des parts de gâteau aux pépites de chocolat et un thermos de café au lait. Si je revenais de voyage, il venait me chercher à l'aéroport caché derrière des gerbes de ballons et d'oursons ridicules, avec une pancarte grosse comme ça où il inscrivait des messages émouvants pour que je puisse m'écrier que ces mots étaient pour moi.
Il enrageait que je n'aie pas de fleur de sel, de riz vietnamien, de fond de veau ou de rouge à lèvre. Il m'appliquait de la poudre brillante, du mascara, des ombres qui pesaient sur mes paupières. Il voulait me tailler un toupet en biseau, teindre mes cheveux en roux et poncer mes talons avec une petite éponge. Il appelait ma mère par son prénom, lui volait des baisers et des câlins dans le cadre des portes, débarquait à 5 heures du matin à Noël pour le reste de punch et les petits pains fourrés au poulet. Pendant nos spectacles, quand les lumières étaient fermées entre deux tounes, je lui prenais la main et je la serrais pour ne pas rire pendant nos duos d'amoureux transis, et il osait parfois m'embrasser passionnément, par surprise, sous la douche lumineuse des spotlights. Pour faire vrai, qu'il disait. Je riais et il m'envoyait me changer d'une claque bien sentie sur une fesse. Il me faisait tourner en bourrique en modifiant mes partitions à la dernière minute, il étalait son perfectionnisme au-delà du mien, il me poussait à monter dans les aigus pour tester ma voix et ouvrait grand les yeux quand j'y parvenais. Il me disait de me décoincer. Que j'avais trop peur. Que j'étais si grande du haut de mes 5 pieds 2. Qu'il ne fallait jamais que je l'oublie.
Alors pourquoi il m'a oubliée, lui?
5 commentaires:
Je ne sais pas où il est ton Mike, je ne le connais pas non plus, mais je sais qu'il ne peux pas t'avoir oublié.
Impossible.
Peut, bien sûr.
Peut pas, en fait.
Misère...
Si cet enfoiré ne t'écrit pas dans les 24 heures, je lui euh… je le… je, je vais te me le… En tout cas. Il ne perd rien pour attendre.
Milou, Gom a raison, Mike ne peut t'avoir oublié c'est impossible. IMPOSSIBLE tu m'entends?
Love xxx
Il ne t'a pas oubliée. Mais surtout, toi tu n'as rien oublié de tous ces instants où il a été.
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