dimanche 13 avril 2008

Albert

Il était assis au bar, les pieds posés sur les barreaux de chaque côté du tabouret. Il tenait une grosse Molson de sa main droite et elle tremblait un peu quand il versait la bière dans son verre. Il avait une casquette sur le bout du crâne et des cheveux blancs rebiquaient sur le col de sa chemise en mèches séparées. Il se tenait le dos voûté, les coudes sur le comptoir, la bedaine appuyée sur ses cuisses. Le bar était bruyant, c'était un jeudi soir; tous les jeunes des environs s'étaient donnés le mot pour venir claquer leur paye en shooters de téquila et en grosse Mol' tablettes. Il y avait curieusement très peu de femme dans la foule, et j'étais de loin la plus jeune. Le chansonnier beuglait des tubes de Beau Dommage et de Paul Piché, j'en pouvais déjà pu.

Je me suis juchée à côté de lui en souriant. Il a eu l'air surpris, il m'a répondu d'un hochement de tête, les basses résonnaient jusque dans nos ventres. J'avais apporté mon bon roman mais il était impensable de lire là; la lumière n'était pas assez forte et je me faisais bousculer aux deux minutes, même assise. Les gars accoudés en bande me regardaient d'un air goguenard, s'il en est. Je voyais des têtes tourner mais ce soir-là, je voulais éviter la drague. Ça ne me disait vraiment rien, toutes ces moustaches pleines de mousse et les tee-shirt noirs à tête de mort.

L'homme assis à mes côtés s'est penché pour me montrer du menton le seul beau mec assis dans la courbe du zinc, qui me fixait en levant son verre vers moi. Je l'ai regardé un instant puis j'ai demandé à mon bon monsieur de me parler. Il a haussé les sourcils et il m'a dit: "Oui, mais l'autre, là-bas, il vous attend Mademoiselle."
- Je sais, mais c'est à vous que j'ai envie de parler, Monsieur. Racontez-moi vite quelque chose, avant qu'il débarque avec un shooter imbuvable et que je sois pognée avec le reste de la soirée".

Alors il a parlé, comme si je venais de lui donner un signal qu'il attendait depuis des mois. Comme si son ventre dodu contenait trop de mots et qu'il éclatait soudain en phrases carabinées. Il m'a raconté qu'il venait d'un petit village des environs. Que ses enfants étaient partis à la ville, qu'ils ne venaient plus aussi souvent qu'avant, qu'il vivait dans une grande maison qu'il avait rénové pendant 20 ans, pour "nos vieux jours, à ma femme et moi". Puis il m'a raconté la soudaine maladie, les heures à l'hôpital, la douleur dans le corps de son aimée, les traitements puis l'espoir. L'espoir trop court, une rémission qui avait duré le temps de quelques jours heureux, et fatalement, la mort qui lui avait enlevé tous ses repères. Il m'a raconté que depuis qu'elle était partie, il venait là presque tous les soirs boire pour ne pas rentrer tout seul. Qu'il avait déjà entrepris une autre relation avec une dame du coin même s'il savait qu'il n'avait pas fait son deuil. Il me disait que ce chemin était trop dur à arpenter: "C'est trop dur, aller là, Miléna. C'est trop dur de pleurer. Je sais pas comment faire sans elle. Je sais pas comment vivre tout seul. Je sais pas cuisiner. Je sais pas faire mon lavage. Je sais pas faire mes commissions comme du monde. Alors je commence une autre histoire mais je le sais que j'ai encore les deux pieds dans mon ancienne vie. J'ai encore ses vêtements dans le garde-robe du sous-sol, ses livres dans la bibliothèque en bas, ses photos dans ma chambre. Ma blonde vient jamais chez nous. Elle voulait me voir ce soir, mais j'étais pas capable d'y aller. Elle est ben belle pis ben fine, mais c'est pas ma femme, tsé? Et ce soir, c'était avec elle que je voulais être."
-Je sais. Il est tôt.
-Et en même temps, il est tard en ciboire!
Il avait les yeux sec en me disant tout ça, et il me payait des verres comme s'il avait peur que je m'en aille soudain en le plantant là au milieu du bar, pendant que tous les autres faisaient la fête. C'était improbable, cette discussion dans un tel raffut. Mais je ne pouvais pas bouger de là. J'étais très émue par son histoire, par sa voix fatiguée qui me parlait à l'oreille et par ses yeux plissés aux coins. Par ses grosses jointures qu'il déposait parfois sur mon bras en s'excusant après de me toucher: "S'cuse, je veux pas te froisser. Je veux pas que tu penses que je veux partir avec toi. C'est juste que je comprends pas ce que tu fais ce soir avec un vieux bonhomme laid comme moi. Pourquoi tu m'écoutes radoter de même au lieu d'aller t'amuser avec la jeunesse."
- Moi je le sais, Albert. Et je pense pas ça, fais-toi en pas. Tu peux même la laisser sur mon bras, ta main, si ça te fait du bien. Ça me stresse pas pantoute.
- Oui mais le jeune, là, il va penser que tu te laisses cruiser par moi!
Je riais.
- Je m'en fous de ce qu'il pense. On n'est pas bien, là? Moi, je suis contente que tu m'aies parlé.
Alors il m'a regardé bien en face et il a osé poser sa main sur la mienne.
- En tout cas, je sais pas qui t'a fait venir ici, mais ça doit être comme un ange ou queq'chose de même. Personne m'a écouté depuis des mois, t'es la première à me poser des vraies questions, tsé? Alors même si ta route te fait jamais revenir ici, je t'oublierai pas, Miléna.
- Moi non plus, Albert, je t'oublierai pas. C'est promis.
Avant de sortir du bar, je lui ai donné deux becs sur les joues. Dans ses yeux, je voyais des éclats qui n'y étaient pas au début de la soirée. Il avait l'air apaisé. En marchant lentement vers mon hôtel, les mains dans les poches comme d'habitude, je me disais que j'étais vraiment contente d'avoir passé un long moment avec lui. Et que peu importe pourquoi on s'était rencontré, c'était pour les bonnes raisons. Dans mes yeux aussi, j'en étais sûre, il y avait un éclat qui n'était pas là au début de la soirée. Mon regard était chargé du poids des mots d'Albert. Et pourtant, je me sentais légère...

6 commentaires:

Gomeux a dit…

Ça donne le gout de parler.

Doparano a dit…

Albert a découvert tout de suite que t'avais une écoute remarquable et il en a profité. Je le comprends

Miléna a dit…

Avoir autant d'occasion d'accumuler les histoires et ne pas en profiter serait vraiment être à côté de la plaque. Les histoires des autres mettent souvent des bémols aux miennes, et leur solitude est parfois si criante qu'on ne peut s'empêcher de l'entendre. Les routes sont pleines d'Albert.

Mek a dit…

Je suis plein d'Albert.

Miléna a dit…

&: Je sais.

Fefille a dit…

on se ressemble: j'aurais fat pareil.