
Ceux qui suivent la saga du Cap depuis le début se souviendront que j'ai une sainte terreur de me retrouver seule dans le bois la nuit. J'ai même une frousse certaine de la clairière lors des nuits sans lune; je trouve que les lieux de forme ronde cerclés d'arbres laissent place aux esprits, farfadets, feux follets et autres créatures naturelles ou surnaturelles, et que l'ennemi peut frapper de partout sans qu'on puisse crier gare. Lasse d'être la poule mouillée de service et déterminée à affronter toutes les sorcières volantes de la clairière, j'ai pris le zébu par les cornes et j'ai tenté Bergamotte parmi les hautes herbes. Au souper, tout un chacun me regardait avec un scepticisme flagrant (ce qui m'a piqué au vif, étant de nature fort orgueilleuse):
- Tu vas pas vraiment dormir toute seule dans LA clairière?
- Mais c'est plein d'ours dans le coin, Miléna... t'as pas peur?
- Tu vas être toute mouillée, il pleut des cordes! Dors dans la maison avec nous...
- T'es pas game! Je suis sûre qu'on va te retrouver roulée en boule sur le bord du poêle à bois!
- Je te fais quand même un lit, au cas où. Tu viendras nous rejoindre si t'as trop peur.
- Eh maudit! Je dormirai pas de la nuit! On t'entendra pas crier si tu te fais attaquer!
Stie. C'était déjà assez difficile de même, tout le monde en rajoutait. Les oncles, les tantes, les enfants et ma meilleure amie, surtout, qui me trouvait cinglée. J'étais encouragée par son homme, qui haussait les épaules en mordillant un brin d'avoine sauvage: Pfffft! Écoute-les pas, tu vas être super bien. La pluie va t'endormir.
Je me sentais investie d'une mission.
Quand tout le monde est parti se coucher, B* est venu me reconduire. Tsé. Faut pas charrier. Ben beau le courage, mais j'avais besoin d'une petite poussée, mine de rien. Les enfants s'étaient sauvés avec ma lampe de poche et c'était la nuit la plus noire au Monde. On n'y voyait goutte. Je me sentais comme quand j'étais petite et qu'on faisait des jeux de nuit au camp. Mon coeur battait un peu trop vite, j'avais hâte de me coucher avec la couverte par-dessus la tête. Mon ami m'a souhaité la bonne nuit et je suis restée toute seule à écouter la pluie. Je voyais les ombres des limaces pulluler entre les deux toiles, j'en avais même quelques unes comme compagnonnes sur mon tapis de sol. Le feu plus loin brûlait encore, les flammes jouaient à dessiner des faces venues des enfers. Je sentais la chaleur m'encercler. J'essayais de me laisser bercer par le bruit de la chute derrière le rideau de boulots, d'oublier la zone d'ombre tenace derrière la cabane du fond et celle de la coulée, au sud.

Je ne voulais pas penser à l'ours qui chemine nuitamment à la recherche de sa pitance (si tel est le cas), ni au renard qui peut bien venir gratouiller le seuil si ça lui chante. J'espérais que Roland veille sur moi, lui qui dormait à l'aventure dans une grange, sur un caillou au milieu de la rivière ou dans le Champ-du-Haut parmi ses amis les bestiaux. Le vin rouge absorbé près du feu aidant, je me suis endormie pour ne m'éveiller qu'à l'aube. Les femmes se berçaient près de la truie fumante quand je suis rentrée faire pipi. La Rousse m'a serrée dans ses bras en me voyant arriver trempée jusqu'aux genoux, réellement soulagée que je sois en un seul morceau.
J'étais ben contente de moi. J'aime ça remporter des victoires sur mes sorcières.
