Durant la traversée, le ciel s'était ouvert, les nuées sombres chassées par les vents du large. Les ressacs avaient fait place aux vagues berçantes et le golfe du Morbihan brillait maintenant sous le soleil bas de l'automne tardif. Elle avait guetté l'île avec impatience, les mains cramponnées à un gobelet de café, assise sur son gros sac à dos rouge, les genoux levés. Selon la légende, les fées de la forêt de Brocéliandre avaient un jour jeté des couronnes de fleurs dans les eaux; trois de ces couronnes avaient été emportées par les courants hors du golfe et la plus belle, celle de la reine des fées, était devenue la plus grande des îles bretonnes. Les grecs l'avaient baptisée Kalonessos: Belle-Île. Elle aimait l'histoire. Il lui tardait de poser le pied à terre.
C'était la saison des tempêtes d'équinoxe, quand la mer se déchaîne sous les vents froids de l'automne, lorsque la lune fait sourdre la force de l'eau colérique, quand la furie habite les éléments et que le ciel et l'océan déploient tout ce qu'ils ont de puissance et de violence contenues. Elle voulait voir tout ça.
Elle voulait les couleurs et le silence, les vallons, les sentiers et les plages muettes, elle voulait le grain des habitants et les accents insulaires, les champs flétris, les ruelles pentues, l'odeur du poisson frais, des crêpes de sarrasin et de la bière.
Elle avait loué un vélo dès son arrivée dans l'île. Une vieille bécane rouge à la selle inconfortable, une guimbarde fatiguée qui silait et couinait même sur le plat. Elle avait les cuisses en feu dès la première pente tellement le pédalier était rétif. Mais elle était décidée à parcourir les 17 kilomètres de l'île en se disant que ce n'était rien, vraiment, qu'une bête randonnée du dimanche qu'on pourrait faire avec grand-mère. Elle luttait contre son propre orgueil, mais elle pestait en silence et regrettait son vélo neuf qui dormait dans une cave à 6000 km de là.
C'était compter sans les collines abruptes et les courbes sauvages battues par le vent qui entrait à la volée même à l'intérieur des terres en faisant ployer la tignasse sauvageonne des herbes sèches. Même en roulant tout l'après-midi, elle n'avait pas croisé âme qui vive. Elle chantait des rengaines ridicules à tue-tête en traversant les villages minuscules, ravie par les couleurs intenses des volets et des toits. Seule la lumière animait les préaux des écoles désertées, les cloches des chapelles se taisaient, même les moutons et les vaches restaient muets, paisiblement vautrés ou broutant derrière les clôtures basses. Elle s'arrêtait pour leur parler, elle devenait dingue d'être depuis si longtemps sans compagnie, à soliloquer sur les routes comme une ermite. Au carrefour suivant, elle avait été interpellée par une chaîne et un panneau d'interdiction de passage qui bloquait l'entrée d'un sentier de terre battue. Après avoir jeté un coup d'oeil à la ronde, elle s'était engagée sans hésitation sur le chemin en roulant doucement.
C'était Loch'Maria, le bout de l'île. Autant dire le bout du monde. En sortant du boisé, un coup au coeur magistral l'avait fait lâcher le vélo sur le sol. Elle se trouvait devant l'infini.
Des falaises immenses aux arrêtes tranchantes, hautes comme des immeubles de centre ville, la mer déchaînée qui propulsait ses vagues comme au centre de la mer, la houle grandissante, gigantesque, fracassante, le bruit écrasant, les teintes sombres de l'eau irascible, les explosions d'écume blanche comme des éruptions de lave aqueuse et froide. Elle ne s'était jamais sentie aussi minuscule. Malgré les signaux de danger plantés aux abords du cap, elle était descendue sur les rochers guidée par la peur, comme saisie d'une audace née de l'adrénaline qui bouillonnait dans son corps. Les jambes tremblantes, elle se rapprochait du sommet des vagues pour se faire bousculer par les embruns. Elle s'était assise dans une callosité et avait allumé une cigarette. Puis une autre sur le mégot de la précédente. Elle ne s'était jamais sentie aussi proche de Dieu, même si depuis des années, elle était très en colère contre lui. À ce moment, elle ne pouvait faire autrement que de penser à lui. Elle s'inclinait devant le pouvoir des éléments.
Elle vivait un moment unique d'exaltation et de frayeur, elle était incapable de bouger, complètement impressionnée par tout ce qu'elle entrevoyait d'excessif, de terrorisant et d'allégorique au spectacle qu'elle observait de haut. Elle se disait qu'elle pourrait glisser et disparaître dans le vide, aspirée par les courants, rompue contre les rochers. Personne au monde ne savait où elle était. Elle vivait le plus grand moment de solitude de sa vie.
Deux heures plus tard quand elle s'était relevée, grelottante et trempée, elle s'était sentie lavée de plusieurs peines, exorcisée de certaines colères qu'elle avait jetées au large dans le terrible ressac. Elle avait confronté ses propres orages à la tempête d'équinoxe, là, assise sur le rocher, et si elle avait perdu le combat de bonne foi, elle avait sans aucun doute gagné une force nouvelle. Et elle se sentait terriblement en vie.
4 commentaires:
Je peux te dire un truc, Miléna ? Euh… Sans vouloir être vulgaire, euh… Tu écris en tabarnak.
N'est-ce pas.
J'y étais, j'ai eu des frisons et j'ai même mouillé mes joues.
Tu écris en tabarnak!
Merci... mais vous savez, depuis un bout je me dis que j'aimerais bien connaître vos histoires de route, vos moments de grâce, les images que la lecture de ces textes font monter, quand il y en a, bien sûr. Je sais pas, j'aimerais des discussions, des élans, des commentaires personnels, des phrases hors sujet, des poèmes, des paroles de tounes, n'importe quoi! Peut-être que mes sujets n'inspirent pas ça. Peut-être. Qu'est-ce que vous aimeriez lire pour avoir envie de me parler?
Moi, j'ai envie de te parler, mais malheureusement je ne suis pas poète, je n'ai pas voyagée, je ne suis pas tellement cultivée, j'ai pas de références personnelles autres que les images que tes écrits évoquent, c'est tellement limpide qu'on ne peut que faire tes voyages avec toi.
Enregistrer un commentaire