samedi 8 mars 2008

Marius

Il était devant le rayon « Musique et Cinéma » de ma librairie rue St-Joseph. Je riais d’enfin le revoir au milieu des livres, je le trouvais aussi beau que des années auparavant, lorsque je l’observais secrètement en travaillant avec lui. Je me suis vite levée de mon bureau pour aller à sa rencontre, il faisait très chaud, soudain, et l'espace était empli, presque solide. Je ne me souviens pas du visage de celle qui l'accompagnait. Je me rappelle par contre avec acuité de ce premier dîner au bistrot d’en face, alors que nous remontions le temps avec des regards trépidants, des mots limpides et des confidences arrachées à l’urgence.

La rue du quartier St-Rock avait changé, oui, puisqu’il arpentait désormais ses trottoirs. Il entrait souvent à l’impromptu avec le soleil d’été, les mains dans les poches pour venir me soustraire à la poussière des rayons et m’amener pique-niquer dans l’embrun des fontaines ou sur les minuscules carrés de verdure, près des bosquets de Langelier. Nous marchions en nous tenant le bras, et sa tête se penchait toujours vers la droite pour capturer mes histoires et en faire des cerfs-volants qu’il tenait à bout de bras. Il pouffait sous le vent et je m’accrochais aux éclats pour continuer de voler.

Depuis, il est pour moi infatigable et omniscient, son oreille et ses bras toujours tendus comme des cordes vibrantes, sa voix basse ou sonnante au bout du fil, infatigable, oui, infatigable et berçante. Il sait mieux que quiconque se taire, aussi, et seulement déposer sa mâchoire dans le creux de mon cou en inspirant pour que s’écoulent les secondes. Il sait aller chercher les mots qui racontent trop d’histoires, décapiter les réserves pour en faire des bulles qui flottent silencieuses au-dessus de nous, et il accepte sans broncher tous les élans étranges qu’il comprend comme des certitudes qu’il ne condamne jamais.

Souvent, je me dis qu’il vient d’ailleurs. C’est peut-être parce qu’il a des feux de bengale au bout des doigts. Il les allume à répétition, en quête de comètes au drapé filant ou d’étoiles passantes, il se laisse éblouir toujours par l’attrait des cimes, surtout celles qui flamboient, rougissantes, à la lueur des lunes trop pleines. Il grimpe en rageant les pentes auxquelles s’accrochent ses semelles, en s’arrêtant parfois pour humer les odeurs fugaces qui lui collent aux mains. Lorsqu’il les porte à ses narines, ses yeux changent de couleur et les bourrasques passent, tenaces en lui prenant le cœur, en lui soulevant le cœur, en le portant très haut jusqu’à l’atteinte des vertiges qu’il veut à la fois combattre et ressentir.

Ses défauts sont des cailloux que je repousse du gros orteil au fond de ma botte. Ils roulent en piquant mais je finis par les jeter dans les escaliers en secouant le pied. Bien sûr parfois je lève les yeux en haussant les épaules, je souffle, je soupire, je piaffe ou je m’écrie, mais il m’apprend que les discordes n’écartent pas l’amour, et il m’enserre soudain dans ses bras comme dans les étoffes brodées des mots singuliers qu’il invente pour moi. Lorsqu’il se tait quelques jours, je sais qu’il recompose son espace en cherchant ses contours. Il me fait sentir que je n’en suis jamais loin; j’enroule le fil du téléphone autour de mon genou pour écouter le récit de ses exodes, les battures mouillées sur lesquelles il s’échoue volontiers et les écheveaux qu’il tisse sans le vouloir, et que nous démêlons ensemble.

J’adore être chez lui quand il n’y est pas. Arriver chargée comme une bourrique et laisser mes bottes à côté de ses souliers de vélo, ses espadrilles de gym, ses souliers de ville, ceux de travail et les autres. Tourner la clé dans la serrure, avoir l’impression d’entrer dans un lieu d’escale où je peux étaler mes pulls et mes pyjamas, égarer mes lunettes sous un livre et grimper sur le lit massif comme un ponton, haut comme celui de la princesse au petit pois. Je reste là à écouter les bruits de Montréal le nez dans son odeur flottante, et quand j’entends son pas dans les marches, je m’écrie « Coucou chéri! » en déboulant par terre.

Près de lui, je peux laisser s’évader mon essence et ma folie, délier ma langue et mon souffle, je peux chanter, sangloter, déposer les armes ou les lever en fendant l’air pour me battre, me replier sur moi ou me déposer, près de lui, je peux palpiter et outrepasser sans ambages des limites qui n’existent qu’ailleurs. Il est mon plus grand ami.

11 commentaires:

Mighty Mélissa LeBlanc a dit…

Magnifique et émouvant.
Faut le marier un ami de gars comme ça :-P que tu es chez lui comme chez toi et dont les silences ne sont que le temps et l'espace pour préparer une nouvelle partie...

Et pis il t'inspire de sacrées belle notes ton Marius :-)

Much Love.

Doparano a dit…

Votre belle amitié nous donne de la lecture de grande qualité en tout cas et une pointe d'envie en prime..

cdn a dit…

La tienne est à la hauteur de la sienne.
On n'en doutait pas.

;)

Fefille a dit…

... ouep! très bon ce petit grand texte, ode à l'amitié, ce matin en prenant mon bol de café. Et c'est jolie ces descriptions des rues de Québec, ce quartier surtout ou c'est rendu BCBG. Parlez-nous en donc qu'on se délecte !

Miléna a dit…

J'ai eu beaucoup de mal avec ce texte. L'exercice est plus difficile que je le croyais. Mais j'y ai pris plaisir; c'est bien de passer du temps à penser à quelqu'un, à revoir des souvenirs, des moments précis qu'on veut décrire sans les décrire vraiment. On écrit parfois des lettres d'amour, plus rarement des lettres d'amitié. Sauf dans les cartes d'anniversaire. J'aime sortir des cadres. Je le ferais bien avec mes autres irréductibles, tiens, histoire de...

Merci de vos comms, les filles, je suis toujours contente d'entendre vos voix.

Fefille a dit…

c'est réciproque.

Dis donc, je crois que tu travailles dans le monde de l'édition: pourquoi c'est faire que tu n'y plonges pas en tant qu'écrivain ? À moins que ce ne soit déjà fait ? pardon dans ce cas pour mon inculture...

Miléna a dit…

Black: hihi... je travaille dans la distribution. Je vends les livres aux libraires. Pour ta seconde question, et bien... j'écris parce que j'aime ça. Je sais pas où ça mènera, dans ma tête, je suis une auteure du dimanche. Une scribouillarde. J'attends une ouverture, un chemin à emprunter, une brèche qui me permettrait de voir où aller. En attendant, j'erre sur les routes et je glane des tableaux à décrire, j'observe les gens, je me remplis d'images et je lis, je lis, je lis. Lire autant, ça fait peur. On se demande ce qu'on pourrait dire de plus. Tsé?

Fefille a dit…

ouin, tsé...

j'comprends. Tu écris comme je peins: en espèrant secrètement que. Des fois que LA luck se pointrait au bout du fil qui relie ton clavier à ton écran... t'oses pas trop, des fois que, aprce que t'en as vue et lue d'autres qui sont... je comprends, je comprends.

Reste que t'as du talent: ancienne étudiante en littérature qui le dit... hep !

Anonyme a dit…

Vous êtes chanceux, tous les deux.

Mek a dit…

C'est magnifique.

Gomeux a dit…

C'est beau, Marius.

Ça parait que tu lis. On aime ça que tu lises. Ça nous fait de la belle lecture.
Je le redis: "Écrit à propos de ce que tu connais."
Ça pourrait juste être ça, tsé, tes carnets de voyages, de déplacements.
J'ai l'impression que tu pourrais rendre une facture d'essence poétique.
Peu importe.
On va te suivre.